Lentement, le matin naissait dans l’air. De timides rayons de soleil commençaient à percer les frondaisons des arbres et venaient, pour certains, s’accrocher aux gouttes de rosée. Des oiseaux, de ci de là, se répondaient dans l’air encore frais. Lys avait marché une bonne partie de la nuit et elle s’octroya enfin une pause près d’un ruisseau qui dégringolait le flanc d’une pente peu abrupte. Avec des gestes presque révérencieux, la Faëlle mit ses mains en coupe et se mit à boire l’eau froide qui s’écoulait en clapotant doucement. Une fois désaltérée, elle resta assise en tailleur et leva la tête pour observer les vols chaotiques de petits oiseaux granivores. Ils passaient et repassaient, toujours en train de s’activer, piaillant avec énergie comme s’il y avait fête. Une fois qu’elle jugea en avoir eu assez de leur bal incessant, Lys se releva souplement et poursuivit son chemin d’un pas résolu. Sa pause s’était éternisée plus que nécessaire, et elle savait pourquoi.
La veille, elle avait délaissé un petit hameau habité par ses congénères Faëls. La morsure de la séparation était encore douloureuse. Lys avait passé plusieurs mois en leur compagnie, ils l’avaient accueillie et traitée comme s’ils l’avaient vue naître. La Faëlle n’aurait eu aucun mal à s’établir là, comme dans tous les autres endroits dans lesquels elle avait séjourné. Seulement, voilà : elle était partie. Elle partait toujours. C’était ainsi. Déchirée, une part de Lys brûlait de faire demi-tour et ralentissait la cadence de son périple. L’autre part savait que ça ne servait à rien de s’attrister. Il fallait continuer à avancer. Si un oiseau migrateur désobéit à sa nature à la veille de l’hiver, il meurt. Au fond, c’était un peu la même chose pour Lys.
***
La Faëlle était parvenue à la frontière de la forêt de Baraïl, les arbres ici étaient encore hauts mais ils étaient plus frêles que ceux qui se trouvaient au cœur de la forêt. Plus espacés également. Lys suivait le cours d’une piste qui longeait la lisière des arbres et elle avait conscience d’être un peu à cheval entre deux mondes. Elle avait déjà croisé quelques Alaviriens et elle apercevait au loin des habitations humaines qui se dressaient tant bien que mal. Lys connaissait un peu le village Alavirien dont elle s’approchait, les Faëls avec qui elle avait cohabité en parlait souvent. Pourtant, jamais encore elle ne s’y était rendue et elle décida que le moment était sans doute le bon. Si la chance lui souriait, elle croiserait peut-être des caravaniers cherchant quelqu’un pour les guider à travers les bois ou voulant simplement commercer. Au fond, peu importait; les rencontres avec les humains se révélaient souvent intéressantes pour Lys d’une façon ou d’une autre.
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04.01.12 21:51
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18.01.12 2:59
À mesure que Lys s’était approchée du village, le flot des passants n’avait fait que croître. Il n’y avait pas foule, il était très aisé de progresser sur la longue route, mais si elle se risquait à prêter attention à ce que ses sens lui hurlaient, Lys avait l’impression d’être prise dans le courant d’une rivière. Il y avait si longtemps qu’elle avait été en présence des humains… Si longtemps qu’elle n’avait pas humé les mille et une odeurs qu’avait à offrir leur culture. Si certains parfums qui avaient le bonheur de lui parvenir la charmait, la plupart la dégoûtaient. Pourtant, tous étaient suffisamment étranges pour qu’elle ait envie de continuer de progresser. Les prunelles avides de Lys passaient sur les visages et suivaient les mouvements les plus infimes. Et que dire des sons…À croire que les Alaviriens cherchaient à enterrer le silence centenaire de la forêt non loin. En avait-il peur? Craignaient-ils la solennité des arbres comme certains Faëls craignaient l’agitation de leurs bourgs?
Arrivée au sein du village, somme toute assez modeste, Lys s’arrêta. Oui, il y avait longtemps qu’elle n’avait pas été à la rencontre des humains, mais, à la vérité, elle ne souvenait tout simplement pas en avoir vu un tel nombre. Ils étaient partout. Tous les habitants semblaient être là, dans les rues, comme pour être sûrs de tirer tout le profit possible des premières heures de la journée. Lys avait toujours rencontré les Alaviriens seuls ou par petits groupes, afin de marchander ou de leur donner des indications. La dernière fois qu’elle les avait vus vaquer simplement aux occupations de leur quotidien remontait sans doute à sa prime jeunesse, alors que son clan était voisin d’un village en tout point semblable à celui-ci. C’était avant que le dit village ne brûle. C’était avant que la fragile alliance entre humains et faëls ne se brise et ne force ces derniers à s’enfoncer dans la quiétude et le réconfort qu’offrait leur chère forêt. Lys renoua pendant un instant avec le désarroi qu’elle avait ressenti à ce moment-là. Ce fut brusque et douloureux, mais ça passa. Il était curieux parfois de constater que les évènements les plus anciens de l’existence laissent les marques les plus profondes. Il fallait si peu pour raviver les anciennes blessures, nœud d’émotions dont on ne se départit jamais tout à fait.
La Faëlle avançait maintenant avec plus de parcimonie, laissant son instinct la diriger. Ses yeux avaient perdu un peu de leur gaieté, mais pas de leur curiosité. Elle dévisageait les gens et ceux-ci le lui rendaient parfois avec autant de franchise. Néanmoins, la majorité d’entre eux étaient familiers avec la présence des Faëls et ne lui portaient guère d’attention. À un moment, Lys aperçut même un congénère à une extrémité d’une place public où différentes marchandises étaient vantées. À cet endroit précis, sans que la Faëlle n’y ait pris garde, la foule se resserrait et elle se sentit soudain étouffée. C’en fut trop! Son émerveillement s’éteignit pour lui laisser une impression de sursaturation. Les humains gesticulaient trop, ils criaient sans même s’écouter. Ils formaient une muraille autour d’elle de leur corps et n’avait même pas conscience de l’emprisonnement qu’ils lui infligeaient. Lys ne s’était pas préparée à ce genre d’immersion. Comment l’autre Faël pouvait-il seulement supporter d’être là? Elle s’éloigna à vives enjambées, cherchant avec tant d’application à se couper du foisonnement environnant qu’elle n’aperçut que trop tard le mouvement malheureux que fit une humaine. Elle bouscula Lys qui, aussitôt, eut un violent mouvement de recul. Raidie, les jambes fléchies, la Faëlle regardait l’Alavirienne, déroutée comme si elle l’avait giflée sans raison.
Salut ! dit l’humaine avec bonhomie Désolée, je ne regardais pas où j’allais. Je ne t’ai pas fait mal ?
L’espace de quelques secondes, Lys ne comprit pas. Mais elle se ressaisit vite. Elle allait décidemment devoir apprendre à calmer ses nerfs si elle voulait avoir des rapports harmonieux dans ce village. Après tout, cette humaine, dans son attitude, n’était pas menaçante, juste incroyablement maladroite…comme tous les siens.
-Bien sûr que non! Même si tu l’avais voulu, tu n’aurais pas pu. répondit Lys avec son accent chantant. Une lueur espiègle dansait à présent dans ses iris à la couleur douce et étrange. Elle en profita pour détailler un peu plus son interlocutrice; elle semblait venir des terres plus au Nord comme Lys. Ça se reconnaissait, ça se sentait dans sa posture et dans ses yeux. Ceux qui luttent contre le froid et contre de longues nuits portent en eux des signes qui les distinguent des autres. Lys le savait.
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29.01.12 19:41
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03.02.12 16:48
Lys dévisageait la Frontalière avec insistance, oublieuse qu’un tel comportement pouvait être mal perçu dans les sociétés humaines. À dire vrai, la Faëlle était intriguée par la couleur surprenante des cheveux de la jeune femme en face d’elle. Bleus. Et lustrés. Pour un peu, elle aurait tendu la main pour les examiner comme un enfant qui doit toucher les choses pour les concrétiser et les comprendre. Heureusement, Lys savait que les codes des humains ne lui permettaient pas une telle familiarité. Alors, elle analysait avec ses yeux brillants et trop francs. - Bon bah c’est l’essentiel alors ! finit par répondre la Frontalière à sa boutade. Lys sourit à son tour en penchant la tête sur le côté comme un jeune chat curieux.
-Oui! répondit-elle gaiement. Et elle n’ajouta rien. Le malaise de son interlocutrice transparut dans ses manières, mais la Faëlle ne chercha pas à l’en dépêtrer. En ce qui la concernait cette situation ne présentait rien de problématique. Son sentiment d’inconfort vis-vis la foule qui l’avait encerclée un peu plus tôt avait disparu de façon aussi rapide qu’il était apparu. Comme une brusque averse pendant la saison chaude. Il n’était pas rare que la Faëlle passe ainsi d’un état à un autre en véritable lunatique. Un rien suffisait à faire diversion sur ses préoccupations, même pressantes. Et le village humain étalait manifestement toutes les distractions imaginables.
D’ailleurs un groupe d’hommes bruyants, odorants et visuellement bizarres s’approchèrent des deux femmes qui se tenaient un peu en retrait du gros de l’activité animant le matin encore jeune. Lys les scruta en sentant la menace sans en pour autant être en mesure d’en évaluer la portée. Sur son visage se dessina une expression soucieuse, mais pas véritablement alarmée. Et ces hommes aussi n’ont aucune chance de te toucher ?
Non, certainement pas. Cela allait de soi. Elle était une Faëlle resplendissante de santé et ces hommes semblaient éméchés par une de ces substances que se partageaient les Alaviriens. L’alcool. Où est-ce que la Frontalière voulait en venir exactement? À peine la question fut-elle posée que les marauds les désignèrent du droit et entreprirent de les aborder. Lys observait la scène ébahie. Rarement avait-elle vu des êtres vivants négliger autant leur propre bien-être…
-Quelle belle journée, messieurs ! lança la femme aux cheveux bleus. Il y a, parait-il, une auberge follement amusante qui pourrait vous…
On t’a pas demandé de parler toi ! coupa aussitôt l’énergumène à la tête du groupe Alors t’vas nous suiv’, ta copine ac’toi et bien sag’ment !
Mais… en admettant qu’on n’en ait pas envie ? Enfin, je parle pour moi hein ?
Lys comprenait peu à peu de quoi la situation retournait réellement. Elle put lire sans s’y tromper la concupiscence dans les regards torves de ces hommes. La voyageuse éprouvait en quelque sorte de la pitié pour ces villageois qui ne savaient plus ce quels abominations ils perpétraient. Depuis quand avaient-mis au rebut la dignité propre à chaque être pensant? Qu’est-ce qui les avait menés à cette déchéance?
-J’te d’mande pas ton avis, p’ite d’moizelle !
-Voila qui clôture donc notre pitoyable tentative d’échange
Le même homme qui s’était adressé à elles avec rudesse tendit un bras vers l’Alavirienne, geste auquel cette dernière se défila. Le bonhomme, ce qui acheva d’étonné Lys, n’apprécia pas le moins du monde, et il dégaina avec hargne une lame en mauvais état.
On ne s’est pas présentées, désolée ! Je me nomme Heiwa Shiroame. Je suis sincère ravie de faire ta connaissance et j’espère que la réciproque est de mise ! eut le temps de s’exclamer la Frontalière avant que le combat ne s’engage.
Un autre des hommes, aux yeux verts et aux sourcils épais, se glissa jusqu’à la Faëlle avec la sournoiserie d’un charognard. Lys l’observait d’un air grave. Elle ne voulait pas engager les hostilités et tentait de le disuader de façon muette. Ce qui, bien évidemment, n’était voué rien d’autre qu’à l’échec…
L’homme tenta de la traîner contre un mur pour l’immobiliser. Cependant, si Lys avait paru se tenir tranquille jusqu’à maintenant la métamorphose s’opéra de façon brutale. Elle suivit le geste du villageois pendant une fraction de seconde, et s’effaça dans un mouvement souple, si vif et si naturel qu’elle aurait aussi bien pu s’être volatilisée. Profitant de l’élan de son adversaire, elle se faufila derrière son dos, et le poussa. Le choc qu’il encaissa contre le mur de pierre froide n’en fut que plus violent. Sonné, il tituba, la bouche en sang, ses mains cherchant à prendre appui contre la façade pour éviter de tomber. Lys le fit chuter sans mal. Un autre homme, le dernier, se précipita à son tour, sa colère envenimée par la déconfiture que subissaient ses comparses. Il décocha un coup de poings, plus puissant que précis. La Faëlle l’esquiva aisément de même que les autres qu’il enchaîna. Du tranchant de la main, elle répliqua par un coup dans ses côtes. Il gronda comme un chien malmené, mais Lys compris que son attaque, bien que nette et précise, n’avait pas eu la force nécessaire pour le déstabiliser. Dans ses jeunes années, Lys avait appris à se défendre, mais l’offensive pure lui faisait défaut. De plus, elle avait rarement eu l’occasion de mettre ses connaissances en pratique…encore moins contre un humain bien bâti. Il faudrait qu’elle remédie à cet état des choses…. Une voix éclata soudain derrière eux :
-Hé, vous là bas! Arrêtez ça immédiatement!
Un représentant de la milice du village se précipitait vers eux, un air scandalisé peint sur ses traits. Lys crut que cet autre homme (à tort sans doute) venait pour les martyriser à son tour. Elle avait deviné que son statut hiérarchique était différent, ne serait-ce que par l’aspect propre de ses vêtements. Aussi préféra t-elle s’enfuir, agile comme une couleuvre. Un loup solitaire agirait de la même façon face à l’arrivée d’un ours. Elle fila entre les doigts de son second adversaire, et elle attrapa la Frontalière par la manche en l’entraînant à sa suite. Les deux femmes s’enfuirent à travers les ruelles du village….Pendant ce temps, les ivrognes reprenaient leur esprits en décrivant de manière confuse l’attaque dirigée contre eux. Le milicien crut voir (à tort) dans la fuite de Heiwa et de Lys une preuve les incriminant. Rageur, il convint avec lui-même que la situation ne passerait pas sous silence. Bien sûr, de temps à autre, les gens se faisaient agressés par des malotrus, mais l’aspect inhabituel de la scène plus que sa gravité motiva sa résolution à en découdre.
-En passant, Heiwa, je me nomme Lys Kalwë, lâcha innocemment la Faëlle alors qu’elles couraient dans les rues.