La lune était lumineuse ce soir, mais elle n'éclairait pas assez à travers les feuillages épais pour pouvoir s'orienter. Mais le Hrejo était un être de l'ombre et il voyait bien mieux que la moyenne à travers l'obscurité. Son maître Ysiphyrus lui avait une fois imposé un entraînement traumatisant mais qui avait renforcé Karlson au point de ne plus ressentir aucune peur. Il l'avait emmené au plus profond d'une grotte des Marches de Glace, dans des boyaux étroits et humides où vivaient des créatures moites et aveugles, cannibales même tant elle étaient coupées de la surface. Et Ysiphyrus était parti, emportant la seule torche. Karlson, alors adolescent, avait connu les pires peurs. La solitude absolue. La peur absolue. Le noir absolu. La peur d'avoir été abandonné, la peur d'être dévoré, la peur de ne plus jamais revoir la lumière du jour. C'est quand il comprit qu'il ne servait à rien de se débattre et de tenter de fuir, quand il prit conscience que ses craintes étaient inutiles car son maître ne l'abandonnerait jamais et qu'il avait en lui une confiance absolue, qu'il cessa d'avoir peur. Lui aussi était une créature de l'ombre. Il était la pire d'entre elles. Il cessa d'être humain, de penser, de parler, de marcher sur deux jambes, et laissa ses sens et instincts prendre le dessus. Quand le maître était venu récupérer son élève, n'emportant lui-même aucune torche, il n'avait pas retrouvé un adolescent sur la voie de l'assassin, mais un être de l'obscur sans peur. A vrai dire, aujourd'hui, le souvenir de ces premiers jours dans le noir total, oppressant, dans cette solitude infinie et la peur innommable d'être la proie, étaient capable de lui faire ressentir un semblant d'angoisse.
C'est donc le Hrejo qui guida sa monture à travers la forêt. Quand il jugea s'être assez éloigné pour ne pas être débusqué, il s'arrêta et mit pied à terre. Il déssella sa monture et la bouchonna avec des herbes sèches pendant qu'elle s'abreuvait dans un fin torrent de montagne. Non loin de là, il installa son paquetage et s'allongea. Il allait enfin pouvoir prendre du repos, chose qui lui avait été impossible à Hurindaï. Il décida même qu'il dormirait de tout son saoul, il en avait besoin, tout comme son cheval. Il ferma les yeux et, les doigts autour de la garde de son cimeterre, emmitouflé dans son manteau de voyage, il s'endormit. Son sommeil fut calme et sans rêves.
Quand il s'éveilla enfin, il devait être environ dix heures. Il ne lui faudrait pas longtemps pour atteindre le fleuve, le traverser, et se retrouver dans le désert. Il mangea à peine, bu beaucoup de l'eau glacée du torrent, puis monta en selle, lançant sa monture au trot dans la forêt qui céda bientôt la place à une plaine en pente douce. Le fleuve Lazuli, éclatant sous la lumière du soleil qui commençait à poindre au-dessus de l’Échine du Serpent, coulait à travers la plaine, indolent, marécageux, marquant la limite du monde des hommes et du Désert Ourou, aride, hostile, puant et assassin. Karlson s'avança. Sa monture traversa le fleuve là où il était peu profond. L'eau lui arriva jusqu'au flancs et le Valinguite du jouer du cimeterre pour trancher quelques gros crapauds venimeux qui s'intéressaient de trop près à l'animal. D'ailleurs, si sa monture survivait au voyage, il faudrait qu'il lui trouve un nom.
Et enfin il pénétra dans le Désert Ourou. La vigilance était désormais de mise et, si le Valinguite semblait impassible, d'une main il tenait les rennes et de l'autre un coutelas qu'il était prêt à lancer. On ne savait jamais quand un coureur du désert pouvait surgir et foncer sur son cheval.
Ainsi passa sa première journée dans le désert, calmement. A la nuit tombée, il s'arrêta près d'un arbre mort où il attacha son cheval avant de se couvrir de la tête au pied dans son long manteau pour dormir. Les nuits dans le désert étaient glacées et mortelles. De plus, il devait prendre garde à ne pas se laisser surprendre par des terreux, ces petites créatures humanoïdes cachées dans le sable qui attaquaient en masse. Les insectes aussi étaient à craindre. Ils mordaient la chair et se glissaient sous la peau avant que l'on ne puisse réagir. Dans ce cas, il fallait être rapide et, quitte à s'ouvrir le ventre, déloger l'intrus avant qu'il ne ponde des œufs dans le corps hôte qui s'infestait rapidement, se faisait dévorer de l'intérieur jusqu'à ce qu'il y ait plus d'insectes que de chair humaine. Dire que ce désert était hostile à l'homme était un doux euphémisme. Il ne connaissait pas d'autre endroit sur le continent est qui fut si dangereux, et pourtant, il avait parcourut les terres orientales de long en large depuis des années.
La nuit fut courte. Il s'éveilla et reprit la route droit vers l'Ouest avant le lever du soleil. Les premières lueurs de l'aube était l'instant de la journée qu'il appréciait le plus, quand le monde était encore endormi et que les premiers prédateurs sortaient de leur tanière pour la chasse.
Et c'est là qu'il croisa son premier adversaire du jour. Un coureur sauvage. L'animal était perché sur ses deux hautes pattes écailleuses et dotées d'un ergot de crochu et meurtrier de vingt centimètres. Deux petites ailes minables s'agitaient de part et d'autre de son corps rond et plumeux alors que sa tête se dodelinait de gauche à droite en haut de son long cou rachitique. Son bec claquait d'impatience et ses serres grattaient la terre. L'animal piaffait, il était affamé. La main de Karlson se posa sur l'encolure de son cheval pour le calmer, car il ne manquerait pas de paniquer en voyant l'adversaire qui lui était opposé et Karlson avait besoin d'un cheval calme et docile pour ce combat. Ses lèvres bougèrent pour lui murmurer quelques mots rassurants. Il reprit les rennes d'une main, sans geste brusque, et de l'autre, il délaissa son coutelas pour caresser la garde de son cimeterre.
Le coureur chargea. Ses jambes musclées le propulsèrent à une vitesse hallucinante en seulement quelques secondes. Karlson dégaina sa lame et lança son cheval au galop d'une pression des jambes. L'animal hennit et bondit en avant. La seconde suivante, les deux adversaires se rencontraient. Au dernier moment, le Valinguite fit bifurquer son cheval pour passer à gauche du coureur. Le coureur, surpris, fut sauvé par un réflexe. Il dévia de sa course et sentit la lame passer à un millimètre de son long cou rachitique. Irrité, l'animal donna un coup de bec au cheval, attaque heureusement inoffensive. Les deux adversaires poursuivirent leur course, puis se retournèrent pour une nouvelle joute. La monture de Karlson volta souplement et s'élança à fond de train vers le coureur, sans marquer la moindre hésitation. Quand il arriva à la hauteur du Valinguite, le coureur bondit, tendant son ergot meurtrier directement vers le cavalier. Mais l'homme fut habile. Il se pencha, dévia l'attaque maladroite du plat de sa lame et, avant que l'animal ne puisse attaquer à nouveau, il lui trancha le cou d'un moulinet du poignet. Le corps acéphale du coureur tituba quelques secondes, trébucha et tomba, encore agité de tremblements nerveux, faisant remuer fébrilement ses pattes écailleuses et ses ailes pathétiques. De son cou s'échappait un sang rouge presque noir. Bien, il allait y avoir du poulet au menu ce soir.
Et, effectivement, le Valinguite mit pied à terre et, très rapidement pour ne pas que la viande soit infestée d'insectes, découpa plusieurs morceaux, de quoi le sustenter pour le reste de son voyage. Au moins, il n'aurait pas à vivre de racines et de pain sec pendant le reste de la traversée.
Une fois en selle, il flatta l'encolure du bel étalon noir.
Shi.
Ainsi, le voyage jusqu'à la rive occidentale du continent se passa presque sans heur. Un matin, il fut réveillé par une attaque de terreux. Troublé dans son sommeil, il s'était levé, son arme au clair. Il avait vu le sol bouger et de petites mains griffues sortir de terre. Alors il n'avait pas hésité. Il avait attrapé son sac et avait bondi sur sa monture sans selle avant de s'élancer au galop dans l'obscurité. La rive était proche et, après un galop effréné d'une demi-heure, il mit sa monture au trot et observa l'épais écran de brouillard qui lui bouchait la vue. Il y était, la Mer des Brumes.
Il installa son campement sur la plage et, au matin du deuxième jour, un monnaya sa traversée vers Gwendalavir avec un navire pêcheur. Il lui tardait d'apercevoir les terres de l'Empire alavirien.