De retour à Al-Jeit, Killian retournait à l’auberge où elle séjournait. Il commençait à faire nuit, et le peu de passants se hâtait de rentrer parce qu’il pleuvait averse. Mais elle ne s’en souciait pas. L’eau trempait ses habits de cuir, ses cheveux dégoulinaient malgré la queue de cheval, mais elle avait un fin sourire aux lèvres. Sa vie reprenait enfin un peu d’équilibre depuis la perte et de son homme et de son fils.

L’Harmonie reprenait peu à peu vie dans son cœur et son âme meurtris. Elle n’était plus très loin de l’auberge quand on lui fonça dessus. Killian s’arrêta, contemplant la jeune fille par terre. La pluie dégoûtait de ses habits, et de tout son être émanait une tristesse sans bornes. Ses yeux étaient rouges d’avoir pleurés, et quand elle s’excusa, sa voix était sèche mais marquée par les larmes. La Marchombre ne bougea guère quand la fille se poussa. Quelque chose la titillait chez elle. Déjà ses habits. Du cuir comme elle. Une coupe Marchombre. Des dagues se trouvaient à sa taille. Cette fille était-elle une apprentie ? Que faisait-elle là toute seule ?

- Que voulez vous?

Killian remit les pieds sur terre et observa la fille dont le maquillage dégoulinait. Killian resta silencieuse un moment, croisa les bras sur sa poitrine, et réfléchit avant de dire :

-Moi, rien. Mais toi tu veux quelque chose. Suis-moi.

Elle la dépassa d’un pas vif, ne se souciant pas de voir si l’autre suivait son ordre ou pas. Mais très vite elle entendit son pas et sentit son odeur. Bien, elle suivait. Killian la mena sous un auvent, pour être à l’abri et ainsi pouvoir discuter.

-Dis-moi qui tu es. Tu sembles perdue.

Killian ne voulait pas de but en blanc lui demander si elle était Marchombre. Elle pouvait se tromper. Elle voulait analyser cette fille qui ne devait même pas avoir la vingtaine, et l’aider si elle le pouvait.

La fille ne répondit pas, et posa une autre question, bien plus agressive.

- Je ne sais pas pourquoi je devrai vous suivre. Je ne vous connait pas. Qui êtes vous? Qu'elle est votre nom?

Killian resta impassible face à tant de virulence. Elle ne savait pas pourquoi elle devait la suivre et pourtant, elle l’avait fait. Elle était curieuse.
La Marchombre ne répondit rien. Non pas qu’elle n’eut rien à dire, mais elle sentait que si elle parlait, l’autre exploserait. Et franchement, en ce début de soirée, sous la pluie en plus, elle ne voulait pas se battre et encore moins face à une gamine si triste et perdue.

Alors quand cette dernière retourna sous la pluie, avançant à grands pas, Killian la suivit et la dépassa agilement, s’imposant de sa carrure pour la forcer à s’arrêter.

-Bien si tu préfères discuter sous la pluie, à toi de voir. Moi ça ne me gêne pas. La pluie fait partie du monde et moi je joue avec.

En effet Killian était mouillée mais ne le sentait pas. Les gouttes roulaient sur son visage mais ne la perturbaient en rien. Elle faisait siens les éléments naturels.

-Tu dois me suivre parce que ton instinct et ton cœur te le dictent. Tu ne me connais pas mais tu peux apprendre à me connaître. Je peux devenir ton avenir si tu me parles et m’expliques. Mon nom t’importe peu pour le moment, il ne t’est pas utile dans ta quête.

Voilà, elle avait répondu à ses questions, d’une voix claire, franche et nette, sans ciller, sans trembler, dénotant une assurance sans failles. Assurance qu’elle n’avait pas il y a quelques mois mais qu’elle s’était évertuée à rebâtir.

-Alors, qui es-tu, jeune fille ?

Killian ne comprenait vraiment pas cette fille. Elle se retourna à nouveau et retourna à l’abri, avant de se présenter. Edelwein. Et non, elle n’avait pas entendu parler d’elle. Tout simplement parce que Killian revenait de loin. Une Marchombre bipolaire ? C’était nouveau, mais surtout très imprudent de sa part. Elle n’était pas sûre que Killian soit Marchombre et elle se dévoilait sans s’inquiéter. En revanche oui, elle avait entendu dire qu’un Maître Marchombre s’était fait tuer.

Toute à ses réflexions, Killian comprit à peine la question suppliante d’Edelwein, qui recula encore pour être sous la pluie à nouveau. Relevant la tête, la jeune femme comprit que quelque chose clochait.

- Pars, je suis en train de devenir folle! Marchombre ou pas, tu. Ne pourra pas me contrôler!

Folle ? Non, crise d’angoisse et de panique. D’un geste vif et souple, elle s’approcha, prit la jeune fille au bras et l’attira à l’abri, contre le mur.

-Tu n’es pas folle d’accord ? Respire lentement, ferme les yeux et ferme ton esprit à toutes ses pensées malveillantes. Laisse-toi guider par l’harmonie du monde.

Killian parlait d’une voix douce et chaleureuse, espérant agir au mieux pour Edelwein.

-Moi aussi je suis Marchombre. Moi aussi je sais ce que cela fait de perdre son Maître. Mais il vivra toujours en toi et dans le vent qui murmurera à tes oreilles. Respire, calme-toi.

La Marchombre se recula un peu pour lui laisser de l’air, mais prête à agir au besoin.

Edelwein se remit à pleurer, violemment, avant de se coller à elle, tête contre son torse. Killian porta la main sur ses cheveux roux et mouillés, tentant de l’apaiser alors qu’elle avouait que quelqu’un lui manquait. Mais était-il question uniquement de son maître ? Killian acquiesça, comprenant. Perdre un être cher et aimé, c’était difficile, et elle le savait pour l’avoir connu, avec Natael, puis Ethan, Kerïm, puis son fils, Nathan. Tellement de morts jalonnaient sa route…

Puis elle se détacha, et l’observa de ses yeux fauves et uniques. Elle s’excusa, mais Killian sourit ; ce n’était pas grave.

-La mort fait partie de la vie, Edelwein. Même si nous voudrions la tenir très loin, elle est toujours là, dans l’ombre. Elle fait mal, affreusement mal, mais se relever c’est lui montrer qu’on est plus forts. Tu y arriveras. Les êtres que tu as perdu veilleront sur toi où que tu sois. Montre-leur que tu es forte.

Elle sortit ensuite un mouchoir et le lui tendit.

-Viens avec moi à l’auberge. Je t’offre à manger et à boire, je te ferais une proposition puis nous irons dormir. Demain quand ça ira mieux, on parlera toi et moi et tu me donneras ta réponse.

Elle se détourna et l’attendit ensuite. Elle n’était pas obligée d’accepter même si ses paroles avaient l’allure d’ordres.

Fendant la foule, Killian guidait la jeune fille vers l’auberge. Quand elle demanda si elle était encore une Marchombre, Killian sourit.

-Pourquoi n’en serais-tu pas une ? Parce que tu n’as plus de Maître ? Que tu viens juste de commencer l’apprentissage ? Tu es Marchombre dans ton cœur et ton âme, Edelwein.

Elles arrivèrent enfin à l’auberge, bondée de monde voulant s’abriter de la pluie.

-On va se laver et se sécher, ensuite on mangera.

Et ainsi fut fait. Quelques minutes plus tard, elles s’attablaient à une table contre un mur, attendant leurs commandes.

-Ton Maître se nommait comment ? Comment est-il décédé ?

C’était des questions très brutes, mais elle devait savoir. Peut-être l’avait-elle côtoyé.

-Au fait je me nomme Killian.Rajouta-t-elle en se rendant compte qu’elle ne s’était toujours pas présentée.

- Mon maître se nommait Maline. Il était grand, brun et avait les plus beaux yeux bleu que l'on puisse imaginer. Tu t'appelles Killian? Jolie prénom.

Maline… elle en avait entendu parler mais ne l’avait jamais rencontré. Mais ça avait été un très bon Marchombre.

Elle but une gorgée de vin qui venait d’arriver, haussant les épaules. Son prénom était comme bien d’autres, elle l’aimait et c’était ce qui la définissait. C’était le plus important.

-Merci Edelwein. Maline était un bon Marchombre. Je n’ai jamais pu le croiser, mais on m’a vanté ses mérites.

Elle observa Edelwein. Elle sentait tout le potentiel endormit de la jeune fille. Bien façonnée, elle serait redoutable. Une excellente Marchombre.

-Edelwein… si tu l’acceptes, je peux continuer ton apprentissage. Je ferais de mon mieux pour être à la hauteur de Maline et de rendre hommage à sa mémoire. Mais c’est à toi de choisir.

Leurs plats arrivèrent, et elles commencèrent à manger. Killian réfléchissait, observant la jeune fille. Changer de Maître n’était pas courant, mais cela arrivait.

La jeune fille hésita longtemps. Killian comprenait parfaitement. Ce n’était pas simple de changer de Maître. Cela pouvait s’apparenter à une trahison. Pourtant, Killian l’interprétait plutôt comme une chance de rendre hommage au défunt Maître en poursuivant ce qu’il avait débuté.

Tout comme Edelwein, Killian mangeait lentement, savourant son plat. Elles terminèrent pratiquement en même temps et Edelwein releva la tête, mais ne la voyait pas.

Killian ne se vexerait pas si la réponse était non. Et elle allait le lui dire mais Edelwein l’observa alors d’une étrange façon, et Killian lui sourit, l’encourageant. Edelwein donna la réponse inverse d’un ton déterminé. Killian sourit un peu plus, et chercha de quoi payer leur repas. Le tavernier repartit avec sa monnaie et Killian se leva.

-Va te reposer. Rejoins-moi dans quatre heures sur la tour là-bas.

Elle pointa une tour scintillante qui pointait vers les étoiles, attendit que sa nouvelle apprentie ait compris, et s’en alla vers les escaliers et donc les chambres.