Doucement, Lorcan inspira, gorgeant ses poumons d’air frais. Il jeta un regard sur sa gauche, où, au loin, se profilaient les contours ciselés de la ville d’Al-Chen. Il avait été très tenté de s’y arrêter quelques jours, mais l’énergie de l’aventure qui le poussait à aller de l’avant l’en avait empêché. Il avait un objectif fixe, et il ne s’en détournerait point. Un léger sourire se dessina sur son visage figé dans une expression d’une neutralité totale. Al-Jeit. La sublime capitale qui réveillait un émoi intriguant chez toutes les personnes qui l’évoquaient. Voilà ce qu’il souhaitait voir de tout son être, depuis que son père lui avait remis son sabre, et que son éreintante formation avait pris fin. Levant sa main droite, la plus calleuse, il toucha du bout des doigts la garde à peine patiné de sa magnifique lame. Un instant, il fut tenté de la sortir pour l’admirer à nouveau, puis apercevant quelques mouvements dans les plaines, un peu plus loin, il s’abstint.
Il se cala plus confortablement sur le dos de sa monture, qui avançait d’une fouée régulière. Il claqua de la langue, et celle-ci s’ébroua. Après quoi, elle partit dans un formidable galop qui fit briller les yeux de son jeune maître. Soudain, il lâcha les rênes, et ouvrit ses bras en croix. Le vent furieux, essayant de le désarçonner, lui envoyait de lourde bourrasque glaciale. Cependant, Lorcan n’en avait cure. Pour la première fois depuis longtemps, il commençait à sentir le goût de la liberté. Elle coulait doucement en lui, comme une onde bienfaisante et stimulante. Il pouvait la toucher du bout des doigts, la palper, l’attraper, la faire sienne. Pour la première fois, son avenir s’ouvrait grand, large comme les plaines infinies qu’il avait devant les yeux. Il se mit à rire. C’était un son peu familier, mais qui l’emplissait d’une certaine euphorie. Avec délice, il laissait ces nouveaux sentiments emplir son être.
Après quoi, sentant que sa monture peinait à garder un rythme à si grande vitesse, il la fit ralentir, et flatta longuement son encolure, heureux. Que pouvait-il demander de plus ? Son sabre battait entre ses deux épaules, il n’avait qu’un sac en cuire de siffleur, contenant peu de choses, il sentait le vent emmêler allègrement ses cheveux, et il était seul. Rien de plus. Cela lui suffisait amplement. Il reprit son chemin moins rapidement que précédemment, décidant de ménager son cheval. Le sentiment de liberté qui l’avait emporté quelques minutes plus tôt ne le quitta pourtant pas, et il garda ses lèvres étirées en un sourire joyeux.
Cela faisait un peu plus d’une semaine qu’il avait quitté la Citadelle. Après ces longues années d’entraînement, il avait décidé de découvrir le monde, tout en continuant bien sûr à obéir aux ordres de la citadelle. Le seul qu’il avait eu pour l’instant, était celui de se mêler aux gens du pays, d’en découvrir les moindres aspects, de défendre les plus faibles si cela était nécessaire, et surtout, s’avoir par la suite une solide expérience. Il était plongé sans merci dans le monde douteux qui l’entourait, et cela lui convenait tout à fait. Il avait hâte de voir les cités, de voir les gens, de rencontrer d’autres Frontaliers, peut-être, ou alors des personnes d’autres peuples et d’autres guildes. Jusqu’à présent, il n’avait rencontré que peu de monde, et n’avait croisé aucune bête sauvage dangereuse. Ses poignards de lancer avaient néanmoins déjà servis, tuant aussi effacement que s’il avait tenu un arc. Ses proies n’avaient eu le temps de s’apercevoir qu’il était là, que déjà, un couteau leur trouait la poitrine.
Lorcan sortit l’un de ses poignards, et joua négligemment avec, le lançant dans les airs et le rattrapant quelques secondes à peines avant qu’il ne tombe. Il continua ce manège un moment, semblant inattentif au monde qui l’entourait, alors que ses yeux balayaient les alentours, analysant tout ce qu’il voyait et entendait. Il devina donc, bien avant qu’il ne le vit, le groupe d’oiseaux grisâtre qui sortit de quelques maigres arbustes, à plusieurs mètres de lui. Le vent forcit légèrement, et le jeune homme observa alors les lourds nuages traverser avec bonhomie le ciel entier, portés par les souffles d’air impétueux qui sévissaient dans les hauteurs. Les herbes se plièrent sous les bourrasques qui se déversaient dans la plaine. Les cheveux de Lorcan, pourtant attachés par un lien de cuire, s’emmêlèrent et il dû les repousser en arrière pour qu’ils ne lui cachent point la vue.
Un hurlement très lointain le fit se redresser sur sa selle. Le poignard à mi-chemin, s’apprêtant à tomber entre ses doigts habiles. Les sourcils légèrement froncés, le regard tourné vers les montagnes de l’Est, épines de roche colossales, il rattrapa sans même le voir la petite lame, puis la rangea soigneusement dans sa fourre. Son cheval renâcla doucement, brusquement nerveux, sans doute agité à cause du cri qu’il avait entendu. Lorcan tendit l’oreille, mais il ne perçut plus rien. Un léger doute s’insinuait pourtant en lui : ce hurlement bref n’était pas le moins du monde humain, et même s’il provenait de loin, il avait eu l’air d’être puissant, et donc, cela avait dû être un animal de taille massive qui l’avait poussé. Reprenant les rênes avec plus de force, le jeune homme guida son cheval à travers la plaine, brusquement méfiant.
Jusqu’à présent, il n’avait fait aucune mauvaise rencontre, et ne s’étant pas réellement reposé depuis plus d’une semaine, il espérait ne pas avoir à se battre de sitôt. Pourtant, un instinct se propageait parfois en lui, un instinct bouillonnant qui lui donnait de furieuses envies de prendre son sabre et d’entrer dans la dangereuse et pourtant magnifique danse de la lame. Le temps tourna brusquement au-dessus de Lorcan qui observa sans sourciller les lourds nuages s’amonceler dans les cieux. Il espérait seulement que ce temps ne durerait pas, et que les averses ne seraient pas longues. Il mena son cheval sur un léger sentier qui avait dû être tracé par les passages répétitifs de cavaliers, ou alors de siffleurs.
Tout d’un coup, une forte bourrasque fit courber Lorcan sur sa monture, et alors qu’il tentait de regarder autour de lui, le sixième sens fortement stimulé, quelque chose le percuta de plein fouet, par la droite. Il dégringola brusquement de son cheval, et sentit des crocs se planter avec férocité dans son épaule. Il roula quelques instants avec le monstrueux fauve qui s’était attaqué à lui. Et lui donna un furieux coup de genoux. Surpris par la résistance inopinée de sa proie, l’énorme carnivore desserra la mâchoire. Avec une légère grimace de douleur, le jeune homme se dégagea violemment et roula sur la côté, et, d’un même geste, dégaina en une demi-seconde sa lame qui siffla dans l’air froid. Une expression de neutralité totale s’empara de Lorcan alors qu’il se mettait dans sa position de défense favorite : simple mais particulièrement efficace. Il tenta de remuer son épaule avec douceur, tout en gardant ses prunelles claires fixées sur le félin, qui grognait en tournant autour de lui. Une douleur fulgurante lui traversa le bras entier. Doucement, il passa son épée dans son autre main, où il était tout aussi habile.
Il savait, grâce aux dires et aux livres, que ces félins des prairies, quand ils avaient faim, étaient particulièrement dangereux, machines à tuer très efficace, il était difficile de sortir vivant d’un tel combat. Le jeune homme respira profondément, calmant les battements effrénés de son cœur. Tout ralentis autour de lui, et il sentit le fauve se ramasser légèrement pour bondir. Les sourcils froncés, il leva son sabre qui miroita légèrement. Le fauve riva son regard dans celui du jeune garçon, et grogna.