Les évènements prenaient une tournure bien trop personnelle au goût de Nessa. D’abord le Gourou investissait son Archipel, et voilà que maintenant il envoyait ses contaminés vers des Géants monopolisant son Œil d’Otolep. L’Œil, réceptacle de l’âme de ses parents, garant de son cœur pendant près de vingt ans. Elle avait eu la chance d’y plonger et en était sortit changée. Non, « complète ».

Sa main droite trembla sur le gouvernail, sans le lâcher. Elle n’avait pas besoin de les voir pour sentir chaque cicatrice profondément fichée dans sa chair mutilée. Une mitaine de cuir fin et sombre épargnait ce spectacle aux regards. Séquelles d’Otolep. Ça avait été le maigre prix à payer pour récupérer sa conscience et ses souvenirs prisonniers d’un hôte Imaginaire au tranchant redoutable. Depuis la douleur se faisait aléatoire, persistant certain jour, disparaissant à d’autres… Elle s’y était accoutumée et avait même apprit à s’aimer comme ça. Bien que ce soit très inesthétique. Pourtant la récurrence de son apaisement concordait avec les fois où elle tenait Draël. Dès que sa main meurtrie en épousait la poignée la douleur fuyait. Elle s’était promis d’étudier plus avant le phénomène mais n’en avait pas eu le temps. Comme elle n’avait pas eu le loisir de s’entraîner à manier Draël. Il faudrait bien qu’elle apprenne tôt ou tard à se servir de son arme avec un minimum de technique, sinon elle finirait par décapiter accidentellement un allié. Un peu de technique ne lui aurait pas fait de mal vu ce qui les attendait à l’Œil ! Mais il faudrait faire sans…

Pour l’heure elle se concentrait sur la navigation. C’était la deuxième fois qu’elle empruntait ses eaux –et c’était toujours deux fois plus que la normale - mais elle n’en appréciait toujours pas le manque de visibilité. Elle était constamment sur le qui-vive, attentive au moindre clapotis de l’eau, au moindre frémissement de l’air… Tout indice l’avertissant d’un danger en approche. Rien à signaler pour l’heure si ce n’est que leur vitesse était trop rapide pour être raisonnable. Nessa comptait sur ses reflexes, tout en sachant que c’était une folie.
Elle songeait à calmer l’allure par sécurité lorsque Noëliam s’approcha. La jeune matelot avait rejoint son équipage et l’accompagnait pour la deuxième fois dans un périple à l’issue incertaine. Et comme la première fois elle n’avait pas hésité un seul instant pour la suivre et se jeter tête la première dans les ennuis. Nessa l’observa du coin de l’œil. Apparemment une question la turlupinait :

- Qu’a donc de particulier la Mer des Brumes pour effrayer à tel point que les hommes ne veulent pas y naviguer ?

Alice pouffa de rire puis exposa le problème avec son flegme habituel :

- Et bien pour commencer on y meurt plus aisément qu’en aucune autre… Ce qui suffit généralement à modérer l’ardeur des plus téméraires.

Elle inspira une grande bouffée d’air salé aux saveurs parasitées par l’ozone. Même la brume avait un goût inhabituel. Un goût d’inconnu et de danger… Jusqu’au martèlement des vaguelettes dont chaque heurt sur la coque glapissait un sombre présage.
Alice incita Noë à s’attarder sur ses détails et l’invita à prendre la barre pour sentir la lutte se jouant entre le bateau et les éléments.

- Tu vois ? Une tempête titanesque l’agite en ce moment. Nous sommes loin du large nous n’en ressentons que peu les effets. Pourtant, sens la pression exercée… Aveugle comme nous le sommes cette force aurait tôt fait de nous pousser sur les écueils du rivage. Un seul moment d’inattention, et c’est le naufrage. L’élan est si subtil que nous serions morts noyés avant de réagir. Aucune Mer n’est aussi fourbe que cela.

Elle en parlait comme d’un compagnon irascible qu’il convenait d’apprivoiser. Elle reprit le gouvernail pour plus de sécurité et adressa un clin d’œil rassurant à Noëliam. Parler lui avait fait oublier sa destination. Elle se reconcentra, consciente que la navigation requérait la mobilisation de tous ses sens. Les Pirates avaient ça dans le sang. Leur communion avec les flots et leur embarcation tenait plus de la symbiose que de la maîtrise. Apprentissage technique il y avait, certes. Mais rien n’égalerait jamais l’inné. Comme tous les Tîwele et autres Pirates élus de la Dame –comme il était de coutume de nommer les meilleurs d’entre eux- Alice comprenait l’eau. Beaucoup cherchait à s’imposer, et leur rapport conflictuel avec l’élément liquide les perdait irrémédiablement. Nessa n’imposait pas sa présence. Elle la proposait et l’offrait au besoin. Il y avait bien quelques démêlées, mais son caractère s’en accommodait et jamais la mer n’avait brisé son embarcation. Elle y était acceptée.
Du moins l’espérait-t-elle… La Mer des Brumes était différente.

Alice perdit son regard dans l’horizon. La Brume n’était pas seulement de ces écharpes aveuglantes dont elle en appréciait certaine pour l’intimité qu’elle offrait. Ici la Brume figeait les sens, appesantissait l’air, et cherchait à étouffer de son enveloppe quiconque s’y attardait. Lorsqu’elle l’observait longuement Alice y surprenait des ombres mouvantes, fuyantes, auréolées de mystère et d’angoisse. Des bras humides enserraient les gorges, asphyxiant les marins, et broyaient la coque dont le bois grinçait sous leurs assauts.

- Cette Mer n’appartient pas aux vivants. Elle nous tolère mais nous ne sommes pas les bienvenus., conclu Nessa pour Noëliam.

Heureusement ils devaient bientôt arriver et grâce aux efforts de chacun on ne dénota aucun incident d’ampleur apocalyptique. Ils frôlèrent bien un récif mais il ne perça pas la coque. Ils durent s’éloigner du rivage pour compenser et le roulis des vagues s’accentua, mais les voiles tinrent bon. Finalement l’équipage arriva à bon port, un peu secoué mais sain et sauf. Nessa ordonna qu’on jette l’ancre à plusieurs mètres, afin de surveiller l’Œil d’Otolep tout en étant protégés des attaques de Géants et des caprices de la Mer.
Le voyage les ayant épuisés, Nessa envoya tout le monde se coucher et des tours de gardes s'établirent. Alice s’endormit aussitôt que sa tête toucha un sac de céréales…

Elle fut réveillée au petit matin par Noëliam.