Complètement paumé

"Voilà au moins un truc qui n'a pas changé... "

Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsqu'Emji entra dans Al-Chen. Désœuvré, marchant presque comme un automate, il faisait peine à voir. Personne ne faisait vraiment attention à lui, même si certains s'écartaient en voyant son apparence - sa coupe de cheveux, sa couleur de peau ou peut-être ses habits terriens, il ne savait pas vraiment ce qui les repoussait le plus. Comme d'habitude, en quelque sorte. Il déambulait ainsi depuis quelques jours, errant lentement sans autre but que de laisser ses jambes le porter pendant qu'il réfléchissait. Il ne s'arrêtait que le temps de dormir, manger ou se reposer. Aujourd'hui, c'est près d'un étal de légumes qu'il s'arrêta. La simple vue de toutes ces choses étranges lui donnait le tourni - à moins qu'il ne s'agisse de son ventre vide - et le força à tourner la tête et s'assoir pour penser à autre chose. Observer le passage des badauds lui parut une bonne idée, du moins au début. Il vit ainsi débarquer nombre d'hommes en armure de plates ou de cuir, des femmes aux robes colorées passaient de part en part tout en évitant les endroits trop poussiéreux. La plupart ne s'arrêtait pas, ne le regardait même pas. D'autres le regardaient avec curiosité, sinon dégoût - il vit même un garçonnet le montrer du doigt à sa mère, qui le réprimanda et lui rappela de ne jamais montrer un faël du doigt.

– Qu'est-ce qu'il y a, le mioche ? T'as jamais vu de gens comme moi ? Tu veux me tirer le portrait ?

La mère du garçonnet le toisa d'un air tout ce qu'il y a de plus dédaigneux et s'éloigna rapidement, tirant presque son enfant par la main.

– C'est ça, bon vent... Et puis c'est quoi, ces faëls ? C'est vrai, quoi. Tout le monde a l'air de savoir ce que c'est, et moi pas. Tu parles d'une galère.

Il s'était encore à lui-même, qui plus est à voix haute, signe qu'il était vraiment désespéré. Une voix, désormais presque familière, résonna dans sa tête.



Le jeune homme sursauta légèrement et gratta ses lobes d'oreilles, ne s'étant pas encore habitué à ce singulier phénomène. Ça plus ce que certains appelaient le "Dessin"... Les faëls et les raïs aussi ... Et puis quoi, encore ? Le Père Noël, tant qu'on y est ? Il allait devoir s'attendre à tout, maintenant.

– J'en ai marre, marre, maaaaaaarre...

Il se tapa la tête plusieurs fois contre un poteau de bois, jusqu'à ce qu'il en ait mal au crâne et que son ventre se mette à gargouiller une nouvelle fois. S'il ne trouvait pas rapidement à manger, il avait intérêt à changer rapidement de place ou cet endroit allait devenir une véritable torture pour lui. Par réflexe, il passa une main dans ses cheveux comme à chaque fois qu'il était contrarié - ce qui devenait une habitude, ces derniers temps. Dépité, il se releva pour aller ailleurs sans regarder autour de lui. Marcher lui ferait au moins penser à autre chose. Et puis, s'il trouvait quelque chose à manger pendant que personne ne regarde... Ça non plus, ça n'a pas changé.

La jeune rousse arpentait les rues, à la recherche de rien. Qu’il était bon, pour une Marchombre, de faire une pause entre deux convois! Qu’il était bon de flâner un peu dans les rues peuplées de différente sorte de gens ! Elle pouvait apercevoir bien des choses normales, par exemple, une femme avec un panier sur le bras, des gamins qui couraient en riant, un garçon qui parlait avec animation avec une fille, un jeune garçon en train de crier et de se taper la tête contre un poteau… Taper la tête contre un poteau… contre un poteau…

Une petite voix dans la tête d’Edelwein lui dit d’arrêter ce garçon. Il se faisait du mal, il allait ce faire du mal… Mais son côté obscure lui disait de le laisser faire ce qu’il veut, après tout elle ne dirigeait pas sa vie. Il était surtout très drôle. Elle resta ainsi à la contempler, ce garçon dérangé qui pousser des cris de rage en même temps qu’il se frapper la tête.

Mais, voyant qu’il ne s’arrêtait pas, la jeune fille s’inquiéta. Elle connaissait ce genre de situation, elle l’avait elle-même vaincu, une fois ou son rivale nomade l’avait dépassé à une course. Elle s’était frapper la tête contre une table pendant… longtemps, et le sang avait fini par couler de son front.

Aussi s’approcha-t-elle de l’inconnu et lui posa une main secourable sur son épaule. Il ne dut pas la sentir, car il continua. Alors, Edelwein lui souffla dans l’oreille, avec une teinte sarcastique :

-je pense fortement pour vous qu’il serait temps de vous arrêter. Vous arrivez certes à nous faire rire, mais vous allez vous faire mal !

Elle recula, attendant la réaction du jeune homme.

Complètement paumé

"Voilà au moins un truc qui n'a pas changé... "

– je pense fortement pour vous qu’il serait temps de vous arrêter. Vous arrivez certes à nous faire rire, mais vous allez vous faire mal !

La réaction du jeune homme ne se fit pas attendre. Pour preuve, Emji stoppa net ce qu'il était en train de faire et se retourna lentement, un frisson glacé lui parcourant l'échine. Si la personne avait voulu lui foutre la trouille, c'était réussi ! Il cligna des yeux pour être sûr de ce qu'il voyait.

En face de lui se tenait une belle jeune fille vêtue d'un long capuchon brun au bords rouges ornés de bordures en fil d'or. De taille normale, une silhouette fine, de longs cheveux bruns-roux qui tombent en cascade sur de frêles épaules et deux yeux comme les siens.

Toutes sortes d'hypothèses défilaient dans sa tête, mais la jeune femme l'aurait prit au dépourvu si les récents événements ne lui étaient jamais arrivé. Il faut dire qu'après avoir été l'objet d'une course-poursuite, essuyé une tempête soudaine, avoir été enfermé dans un cabigi, puis transporté sans savoir comment dans cet étrange monde – il avait longtemps cru être en train de faire un rêve ou être en plein délire. Et puis, il avait découvert le Dessin. Et cette petite  voix qui ne le quittait plus… Soit il était devenu fou, soit… Il n'en savait trop rien. En définitive, tout ce qu'il trouva à répondre fut :

– Gné ?

Une réaction tout ce qu'il y a de plus primaire pour quelqu'un comme lui. Et pour cause, à quelques pas de lui se tenait une jeune femme rousse. Pour une fois, ce n'était pas quelqu'un qui lui jetait un regard dédaigneux ou qui l'ignorait, mais quand même...

– Euh… Oui ? C'est à dire que… Enfin…

Une question lui brûlait les lèvres, mais il se retint de la poser. A la place, ce fut son ventre qui s'exprima en hurlant de plus belle. Rouge de honte, Emji passa une main dans ses cheveux avant de se tourner les pouces, gêné.

– Vous n'auriez pas quelque chose à manger, par hasard ? Je meurs de faim...

Complètement paumé

"Voilà au moins un truc qui n'a pas changé... "

Entendre la jeune fille se présenter lui paraissait bizarre. Son nom aussi était étrange, tout comme ceux des rares personnes qu'il avait pu croiser.

– Oh ? Euh… Moi c'est Ma… Enfin, Emji. Juste Emji.

Le jeune homme se repassa une main frénétique dans ses cheveux déjà bien décoiffés et poussiéreux. Vieille habitude… Drôle de nom, en tout cas. Pour une fille. Quoi que lui-même s'appellait bien Maximilien, de toutes façons…

En définitive, TOUT lui paraissait bizarre par ici. Qu'il s'agisse des lieux, des créatures et des êtres humains de la région, c'était -pour ainsi dire – un dépaysement total. Il avait d'abord cru que c'était un rêve, mais là il se demandait s'il n'était tout simplement pas en train de délirer.
C'est vrai, quoi… Et si ce n'était ni un rêve, c'était quoi ? Un délire ? Il n'avait pas le souvenir d'avoir été frappé. Alors quoi ? Il est mort ? Si c'est le cas… Si ce n'était pas un rêve, il avait tout à aimer. Enfin, à découvrir plutôt.

Une nouvelle protestation un peu plus douloureuse de la part son estomac le fit brutalement revenir à la réalité. Voilà qu'il se mettait à délirer pour de bon… La faim est mauvaise conseillère, disait-on dans sa famille. Aussi, fit-il un gros effort pour l'ignorer. Mais comment faire avec un ventre aussi expressif ?

– Outch.. J'aimerais bien, mais pour ce qui est d'payer… J'ai pas un rond. Vous avez rien sous la main ? Genre, un hamburger, ou un hot-dog, ou un truc comme ça. déclara t-il.

Faudrait-il, pour cela, qu'un hamburger ou un hot-dog existe dans ce monde, mais ça… Il ne le savait absolument pas.

Edelwein ouvrit en grand ses yeux, fort étonnée du langage étrange qu’il employait sans aucune gêne. Elle le détailla du regard, tout en sachant ne pas devenir trop indiscrète, puis se répéta sa première phrase dans sa tête. Elle ressembla en aucun cas à une expression Faelle, ce qui était étrange car son physique était le Physique typique du Faelle. Elle chercha ce qui pouvait être rond dans une auberge. Plusieurs choses lui vinrent à l’esprit : Des pommes de terre, des rondelles de n’importe quel fruit ou légume, de l’argent… Le plus probable était qu’il parle d’argent.

Pour la deuxième phrase, il était totalement inutile de relever quoi que ce soit. De tous les mots qu’il avait prononcés, la moitié lui avait été totalement inconnue.  Elle ne répondit donc pas, et préféra tout simplement ignorer cette partie de la discussion. Elle répondit, suite au fait qu’il  n’avait pas un rond  

- Si vous manquez d’argent, ce n’est pas grave. Ce serait trop cruel de vous laisser là, affamé comme vous l’êtes. Suivez-moi, je vais vous conduire dans un endroit pas cher. Pour revenir au hot-dog, et… Au reste, je ne sais pas ce que c’est.

Elle rougit inutilement. C’était vrai qu’elle ne pouvait le laisser là, il faisait pitié à voir. Si il restait là, il ne lui faudrait pas longtemps pour qu’il se fasse agresser. Mais c’était la première fois qu’elle se montrait aussi aimable envers un inconnu dont seul le nom était connaissable. Elle sourit, et voyant le soleil commençait à décliner, décida d’amener le garçon le plus rapidement que possible. D’une voix autoritaire, elle reprit :

-Il faudrait se dépêcher, la nuit commence à tomber. Suivez-moi !

Sa deuxième phrase avait l’intonation d’un ordre. C’était presque volontaire. Elle voulait qu’il la suive, pour pleins de raisons futiles. Elle aurai un peu de compagnie pour manger, et cette compagnie là en particulier n’allait pas pour lui déplaire…

Complètement paumé

"Voilà au moins un truc qui n'a pas changé... "

– Bah euh... Avec plaisir.

Bon sang, mais il n'avait vraiment rien d'autre à dire ? S'insultant mentalement, il la suivit sans discuter, trop affamé pour aligner deux phrases correctement sans bredouiller. Même ses pensées devenaient un peu moins ordonnées. Déjà qu'habituellement c'était toujours un peu le désordre, en ce moment c'était un véritable capharnaüm oscillant entre tentatives de rationaliser tout ce qui lui arrivait, images d'énormes hamburgers dégoulinant de fromage et de gras et ses efforts pour ne pas craquer et dévaliser le premier étal venu. C'est bien simple : si quelqu'un avait pu lire dans ses pensées, cela lui aurait donné une migraine garantie. Et son ventre qui se jetait dans la mêlée en grognant à tout va...

Le jeune homme la suivit machinalement et sans réfléchir, étant surtout guidé par la perspective d'un repas. Sa nature ne lui importait presque pas, pourvu que sa faim l'abandonne après ça !

– J'ai si faim que j'avalerais un éléphant !

Son estomac grogna aussitôt comme pour confirmer tandis qu'il suivait sa bienfaitrice. Se massant le ventre, Emji devint rouge, gêné par la situation. Il secoua vivement sa tête en constatant que, cette fois encore, il avait eu besoin de l'aide de quelqu'un. Une femme, qui plus est...

– J'y pense... Vous mangez quoi, par ici ? Pas que des légumes ou des insectes, j'espère.