Si vous demandez à Enora ce que sont ses capacités, elle commencera par vous regarder en haussant un sourcil, et vous lancera d'un ton aussi énigmatique que sardonique, que vous n'avez qu'à essayer de les deviner, parce que ça l'amusera beaucoup de vous observer pendant que vous la détaillerez de haut en bas d'un air perplexe. Parce que sans son armure elle ne paie pas de mine, mais ça, c'est une autre partie de la fiche.
En premier lieu, la jeune femme est une excellente menteuse ; capacité peu commune pour un chevalier, me direz-vous. Ce n'en est pas moins indispensable quand comme elle on est obligé de cacher sa véritable identité pour se faire respecter. Une femme chevalier, c'est peu commun. Quand en plus elle semble manquer des prérequis indispensables, tels que la force et la robustesse, on comprend un peu mieux qu'elle se fasse passer pour un homme. Un petit homme pas très costaud passera toujours mieux qu'une petite femme. Elle est crédible dans son rôle, pourtant ; capable d'improviser et d'adapter son discours à son interlocuteur, elle sait inspirer la confiance, assez pour qu'on ne remette pas son discours en question. Et quel discours ! Si Enora doit être douée d'un véritable talent, c'est bien celui de raconter, de parler, de discourir. Appelez ça comme vous voulez ; si elle ne paie pas de mine par sa seule présence, elle en impose par la parole. Sa voix légèrement rauque, puissante quand elle le veut, douce quand elle le décide, sait apaiser les maux et galvaniser les foules. Encore faut-il qu'on lui donne l'occasion et qu'on l'écoute, et ce n'est pas toujours facile d'en arriver là.
Elle sait se battre, aussi. C'est sommaire, pas très élaboré. Elle se débrouille ou elle essaie. Avec sa force assez limitée et son petit gabarit, elle tâche surtout d'exploiter les faiblesses des autres et d'utiliser l'environnement à son avantage, ce qui n'est possible que grâce à un sens aigu de l'observation. Elle sait de plus ses propres faiblesses et s'efforce de les compenser ; à défaut d'être capable de réellement cogner fort, elle sait cogner juste ; à défaut d'être capable de foncer dans le tas, elle vise extrêmement bien avec des armes de lancer (bien qu'elle ne sache pas se servir d'un arc). On peut dire que Enora ne correspond pas à l'image que l'on se fait d'un chevalier en général ; elle n'a pas peur de bousculer les préjugés.

Les qualités et les défauts, c'est toujours difficile à donner. Ca demande une objectivité dont n'est pas forcément capable la jeune femme. Elle est très instinctive, elle vit pour vivre, elle vit fort, elle veut vivre pour de vrai. Inattendu, de la part de quelqu'un qui ment comme elle respire, mais ça prouve au moins qu'elle ne reculera devant rien pour vivre comme elle l'entend et que si ça implique de se faire passer pour un homme, qu'à cela ne tienne. De toute façon, renoncer à sa féminité n'est pas vraiment un sacrifice ; elle n'a jamais été très délicate. Un peu trop spontanée, fonceuse et libérée, elle se plaît à croire qu'elle n'a peur de rien et que rien n'égale sa détermination. Au fond, elle a forcément des peurs, comme tout le monde. Mais elle n'y a simplement pas encore été confrontée, alors, difficile de les identifier. Elle est amoureuse de sa liberté et n'y renoncerait pour rien au monde ; c'est pour échapper à un avenir morne et ennuyeux qu'elle a fini par quitter le cocon familial, malgré la désapprobation des siens. Elle n'a pas peur d'aller à l'encontre de l'ordre établi et de se dresser contre les injustices ; c'est pour cette raison qu'elle a décidé de devenir chevalier, et de ne pas finir ses jours en simple mercenaire. Impulsive et impliquée, elle manque souvent d'objectivité, préfère suivre son instinct plutôt que sa raison. Parfois à tort, souvent à risques, mais c'est bien là que réside l'intérêt de l'aventure. Sa langue bien pendue et son naturel moqueur lui ont souvent causé des ennuis, mais elle se targue d'une incroyable capacité à s'extirper de la mouise dans laquelle elle est, a contrario, extrêmement douée pour s'enfoncer jusqu'au cou. Butée, elle est capable de faire preuve d'une mauvaise foi insupportable lorsque la limite, pourtant éloignée, de son humour est dépassée.

Enora, c'est un petit bout de femme. Elle n'est pas grande, pas très épaisse, pas bien musclée. Pas très féminine, même sans son armure ; une silhouette assez droite, les épaules légèrement trop larges pour son gabarit. Ca ne lui a jamais autant servi que depuis qu'elle se fait passer pour un homme. D'ailleurs, l'armure qu'elle se traîne tant bien que mal depuis plusieurs années, à défaut de lui tailler des bras d'acier, aura au moins musclé son dos et sa ligne abdominale ; sans parler de ces longues journées d'équitation qui se seront chargées de lui faire des cuisses en béton. De quoi encaisser un tant soit peu malgré une constitution initialement plutôt légère.
Elle porte des cheveux blonds, coupés à la va-vite surtout pour éviter d'être gênée ; cheveux qui se retrouvent donc largement plus longs à l'arrière qu'à l'avant. Bonjour l'effet esthétique ; elle s'en moque, merci bien. De toute façon ils sont en général attachés sur sa nuque, à l'exception de quelques éparses mèches rebelles, plus courtes, qui encadrent son visage légèrement androgyne : Des traits fins et anguleux, soulignés par un regard plus sombre que la nuit et esquinté par ses dernières non-prouesses martiales, bien imprimées sur son arcade sourcilière, au coin de ses lèvres à peine charnues ou à l'angle de sa mâchoire un peu trop carrée.

« Mon histoire ? » Eran eut un petit rire, un peu cynique. « C'est amusant que vous posiez la question ; y'en a, des choses à dire, vous savez. ». La voix suave, subtilement rocailleuse, glissait de ses lèvres étirées dans un mince sourire. Lesquelles disparurent un instant derrière la chope qu'elle porta à sa bouche pour y extirper une longue gorgée de bière, avant de continuer, dans un soupir faussement contrit. « Allez, ouvrez grand vos oreilles, c'est long, et j'n'ai pas envie de répéter dix fois. » La jeune femme, que tout un chacun ici prenait assurément pour un homme, roula des épaules pour s'étirer et s'installa un peu plus confortablement, le dos appuyé contre la grosse poutre de l'auberge dans laquelle elle passait la soirée, entourée de tous ces braves gens.

« Je suis né dans un village que vous ne connaissez sûrement pas, tout au Sud du continent, sur les berges du Grand Océan. L'écume s'en venait mourir aux pieds de la petite bicoque qui m'a vu naître et grandir pendant les seize premières années de ma vie, auprès de ma mère. Mon père, je ne l'ai jamais vu ; elle n'en parlait pas, j'ai fini par supposer que c'était l'un des pêcheurs qui passaient de temps en temps. Vous voudrez bien croire qu'un gars comme ça, il s'en foutait bien, de savoir qu'il avait semé un fils quelque part dans son sillage. Il m'a pas vraiment manqué, on a fait sans lui, et on s'en est sortis. J'ai pas vraiment manqué de quoi que ce soit ; l'avantage d'être au bord de la mer, vous savez, c'est qu'on est approvisionnés autant qu'il faut. » Ce qu'elle ne disait pas, c'est qu'il passait par ce village un nombre incroyable de gens, tous différents les uns des autres, parmi lesquels un petit monsieur grisonnant qui séjournait à l'auberge où travaillait sa mère, deux ou trois fois par lune. Pendant un moment, elle avait cru qu'il était son père, puisqu'elle le voyait souvent auprès de sa mère. Elle a fini par savoir qu'il n'était qu'un ami de longue date, qu'il l'avait connue quand elle était plus jeune. Il savait lire et écrire, ce monsieur, et devant l'admiration de la petite fille qu'était Enora à l'époque, il avait fini par lui apprendre à se débrouiller avec une plume et un parchemin. Ca lui a bien servi, depuis. La conteuse s'étendit un peu sur les détails de son enfance, toujours en accordant ses phrases au masculin, en décrivant un quotidien répétitif et ennuyeux auquel elle voulait, déjà à l'époque, échapper.

« Puis le temps a passé, j'ai grandi. J'ai fini par m'en aller sur les routes en quête de gloire, à l'instar de mes valeureux confrères chevaliers. » La vérité était loin d'être si simple, pourtant. Elle était un peu moins glorieuse ; en réalité la mère d'Eran avait réussi à économiser assez pour racheter l'un des commerces du village. Elle envisageait naturellement que sa fille reprendrait la suite derrière elle, sans prendre réellement aux sérieux les ambitions de la jeune Enora, qui rêvait de liberté et d'aventure. Alors elle s'était tout simplement enfuie vers le nord, rejoignant la grande route la plus proche en priant pour qu'une caravane daigne l'emporter avec elle jusqu'à Al-Vor. C'est comme ça qu'elle avait commencé à voyager ; en tombant par hasard sur un groupe de mercenaires qui avait eu pitié de la pauvre gamine paumée qu'elle était. « Je n'étais pas bien vieux, à ce moment là, et vous voudrez bien croire que j'avais peu de chance de m'en sortir seul en pleine nature. J'ai eu la chance de tomber sur une caravane un peu bancale et pas tellement bien protégée … les braves ont accepté de me laisser un poignard, à défaut de bien vouloir m'emmener avec eux ; ils ne pouvaient pas se permettre d'être ralentis, qu'ils disaient. Pas d'éclaireurs, pas beaucoup d'armes, j'ai bien compris pourquoi ils ne voulaient pas traîner ! C'est à ce moment, mes amis, que j'ai aperçu un reflet dans un bosquet un peu plus loin. Des brigands, bien planqués dans les fougères ! Des débutants, à n'en pas douter, vous les auriez vus quand j'ai balancé le couteau, directement. En plein dans le genou, il l'a pris. Le pauvre diable a hurlé comme un loup et tous les autres ont détallé comme des lapins entre les arbres. » Elle riait intérieurement en se rappelant la scène. La tête des mercenaires en la voyant lancer l'arme qu'ils venaient de lui donner. Puis quand ils avaient compris qu'elle venait de planter un éventuel détrousseur. De toute évidence, la bande de brigands ne leur aurait pas causé beaucoup d'ennuis, mais ils avaient été un peu bluffé qu'une gamine comme elle détecte ce qu'eux-mêmes n'avaient su voir. « Reconnaissants, les caravaniers m'ont laissé grimper avec eux pour voyager jusqu'à Al-Vor, où j'ai enchaîné les travaux ingrats avant de me lancer pour de bon sur la voie de la chevalerie et de la gloire. » Ce qu'elle taisait, cette fois, c'est qu'elle avait commencé comme mercenaire, avec une lance artisanale et une armure en cuir rapiécée. Difficile pourtant de trouver des employeur, et si la jeune fille avait commencé par croire que c'était à cause de son âge, elle n'avait pas tardé à comprendre que les longs cheveux blonds qui battaient son dos à chacun de ses pas, et les formes féminines pourtant discrètes qu'on devinait derrière ses vêtements étaient autant d'obstacles à son épanouissement sur la voie du mercenariat. C'est à ce moment qu'elle avait abandonné définitivement le prénom d'Enora, en lui préférant Eran, pseudo sous lequel la connaissaient les auditeurs de ce soir. « Nombre de palpitantes aventures ont animé les années qui se sont écoulées depuis, et ont porté mes pas jusqu'ici. » Emportée par son inspiration un tantinet lyrique, la jeune femme continua de raconter, comment elle avait bien failli y rester ce jour là, et comment toute la caravane avait cru mourir de rire après qu'il se soit passé tel accident de cheval d'un des éclaireurs qu'elle était allée ramasser, ou encore comment elle avait récupéré telle cicatrice qui ornait toujours le dessus de sa main ; en enjolivant le tout, bien entendu. Elle leur raconta comment elle avait finalement abandonné l'appel du profit des mercenaires à la gloire et la noblesse de coeur des chevaliers qu'elle voulait représenter. « J'espère que mes mots auront été à la hauteur des grisants souvenirs que je garde de toute cette histoire. Je repars au matin, mes amis, mais en attendant … c'est ma tournée ! »