La journée était déjà bien entamée quand Esrin se rendit à Al-Jeit. Déambulant dans les avenues et les rues de la capital, il se dirigeait sans hésiter vers l'esplanade des caravanes, située au milieu du quartier des commerçants. Le légionnaire arrivait à se repérer plutôt facilement, initié depuis longtemps aux odeurs de chaque quartier, aux sons de chaque dédale. Arrivé au niveau de la grande place, l'aveugle ne put se retenir de serrer les dents, son ouïe souffrant du brouhaha omniprésent à cette heure de la journée. Les caravaniers se préparaient pour leur expédition, négociant avec les derniers commerçants pour transporter leurs biens et recrutant de nouveaux éclaireurs pour les accompagner.

Repensant à sa mission, le guerrier ne perdit pas de temps et se mit à la recherche des chefs de caravane pour leur demander de lui prêter un éclaireur. Il lui fallait quelqu'un de compétent et d'expérimenté et c'était le seul endroit où il pouvait en trouver. La réputation des éclaireurs de caravane n'était plus à faire, même si aujourd'hui l'empire était bien plus sûr, il restait de nombreux dangers et mésaventures que ces gens pouvaient éviter aux caravanes.

Une bonne heure se déroula, sans qu'Esrin ne trouve réponse satisfaisante à son offre. Les caravanes étaient sur le point de partir, et les chefs caravaniers se refusaient à se détacher d'un éclaireur, ce que le légionnaire comprenait bien. Mais ça ne l'aidait pas. Commençant à envisager accomplir sa quête seul, il interpella une dernière caravane qui quittait déjà l'esplanade. Il s'avérait que l'un de leur éclaireur, très doué dans son métier, avait démissionné et devait se trouver dans les écuries. Il s'appelait Ewen. Esrin remercia les caravaniers puis parti en quête de cet homme, en espérant qu'il accepterait son offre d'emploi.

Trouver les écuries n'était pas difficile, les hennissements et les odeurs pas très alléchantes étaient bien présents, surtout pour l'odorat fin de l'aveugle. Comme c'était la fin des départs des caravanes, il ne restait plus grand monde dans les écuries, au regard de l'absence relative d'activité autour du légionnaire. Néanmoins il repéra une personne au son qu'il fit en flattant l'encolure d'un cheval. Esrin, ne sachant pas si cette personne était celle qu'il recherchait, vint se placer non loin d'elle puis décida de l'interpeller.

- Salutations. Je cherche Ewen, anciennement éclaireur caravanier.

La personne semblait perdue dans ses pensées car elle ne répondit pas de suite, et Esrin se demanda s'il n'était pas tombé sur un sourd. Un aveugle et un sourd, cela aurait rendu la mission particulièrement amusante.

- J'ai un travail à lui proposer, bien payé.

L'argument de l'argent réveillerait peut être son interlocuteur, s'il s'avérait que c'était bien Ewen.

Le jeune homme avait réagi aux sollicitations d'Esrin. Un froissement avait signaler à l'aveugle que son interlocuteur s'était retourné et le regardait surement à présent.  

"Tu cherches Ewen Soyal ?"

Sa voix reflétait une jeunesse et une innocence marquée. Mais une pointe grave dans son ton révéla que le jeune homme avait déjà vécu suffisamment pour avoir pris en maturité. Le légionnaire attendrait de mieux connaître la personne avant de la juger. Il ne fallait jamais se fier aux apparences.

"L'honnêteté me pousse à dire qu'il est insupportable, et qu'en plus il a à peine 17 ans. Par contre il est bon, ça c'est certain. Ah, et il est devant toi."

Un sourire apparu sur les traits tirés d'Esrin, appréciant la franchise et la familiarité d'Ewen. Malgré son jeune âge, l'aveugle sentait bien que l'éclaireur ne lui mentait pas à propos de ses capacités. Mais le guerrier voudrait certainement le vérifier de lui-même sur le terrain.

"Où est-ce qu'on va, quand, et pour quoi faire. Tu m’intéresse, mais j'aimerais savoir dans quoi je m'embarque avant de m'y embarquer. Au fait, comment tu t'appelles ?"

Esrin parti d'un grand rire, franc et clair. Ce gamin lui plaisait déjà, une bonne recrue. Il remerciait intérieurement la bonne fortune d'avoir répondu à son souhait. Même si la mission s'avérait difficile, au moins il serait en bonne compagnie.

"Tu me plais petit, heureux de faire ta connaissance. Que dirais-tu de discuter de mon offre autour d'un bon verre et bien au chaud ? La nuit commence à tomber, et tout te raconter risque de prendre du temps. Oh, j'oubliais. Mon nom est Esrin. "

Le légionnaire eut un sourire franc quand Ewen accepta sa proposition. Bien entendu il pouvait toujours refuser de se joindre à lui quand Esrin lui racontera l'objectif de la mission, mais celui-ci en doutait. Il sentait bien que le jeune éclaireur aimait l'aventure et n'avait pas peur d'un voyage périlleux. Accompagner une caravane forgeait le caractère. L'aveugle laissa le temps au jeune homme de préparer sa monture avant de sortir de l'écurie pour se diriger vers une taverne qu'il savait calme et assez discrète pour discuter de la mission à l'abri d'éventuelles oreilles indiscrètes. L'esplanade s'était presque entièrement vidée, toutes les caravanes ayant quitté la ville. Ne restaient que les marchands et négociants, qui rangeaient les marchandises non vendues et qui recomptaient le montant de leurs transactions avec les caravaniers. Sans hésiter, Esrin prit la direction de l'Est de l'esplanade, toujours accompagné d'Ewen, qui fut le premier à reprendre la discussion.

"On dirait le début d'une histoire drôle : 'Un aveugle, un gamin et un cheval entrent dans Al-Jeit...' Je ne connais pas encore la chute, mais à mon avis, elle ne manquera pas d’intérêt."

Le légionnaire donna une tape amicale sur l'épaule d'Ewen, un grand sourire aux lèvres. Il aimait les manières de l'éclaireur, le remerciant intérieurement de lui redonner le sourire en ces temps sombres pour lui.

"Je n'en doute pas un instant petit. L'aventure promet d'être passionnante."

Nous arrivions à la taverne, "La Tasse Vide", peu fréquentée à cette heure-ci et située dans une rue peu passante. Esrin attendit devant la porte d'entrée pendant qu'Ewen déposait son cheval à l'écurie qui jouxtait la bâtisse. Le jeune homme frôla la cape du légionnaire pour lui signaler son retour, même si celui-ci l'avait entendu arrivé, il avait une démarche unique, souple que l'aveugle avait bien identifié durant leur trajet depuis l'esplanade. Ils entrèrent dans la grande salle, qui résonnait de rire et des discussions puis allèrent s'assoir à une table au fond, à l'écart des consommateurs. Le légionnaire commanda une pinte de bière frontalière pour rafraichir son gosier, puis entreprit de sortir une carte de la poche de sa cape. Elle lui sera utile pour expliquer à Ewen la situation.

"Nous nous trouvons à Al-Jeit, je pense que tu peux la trouver sur la carte." Commença le guerrier en attendant qu'Ewen confirme. "L'Empereur a été alerté il y a quelques jours par un messager que plusieurs enlèvements avaient eu lieu dans le village de pêcheurs de Senlis. Ils disparaissent, semblent-ils, la nuit, et personne n'a jamais rien entendu. La garnison sur place, qui surveille habituellement la côte pour prévenir des raids des pirates Alines, n'a trouvé aucune trace des responsables et l'enquête stagne. Oh j'oubliais, toutes les personnes enlevées sont des enfants."

Esrin patienta un instant, le temps que le jeune homme prenne le temps d'analyser le contexte.

"L'Empereur a fait appel à la Légion Noire pour résoudre cette affaire. Il s'avère que j'étais le seul disponible à ce moment-là. Les brigands sont très actifs sur les routes en cette période de l'année et notre effectif est éparpillé sur le continent. Je pourrais m'occuper de cette mission seul, mais dans cette situation être accompagné d'une personne voyante m’aiderait énormément pour enquêter. On ne sait pas ce qu'il advient des enfants enlevés, mais s'il y a un moyen de les sauver, il faut le faire le plus rapidement possible." Le ton d'Esrin qui était simplement explicatif devint plus doux, presque paternel. "Je préfère te prévenir petit, la tâche ne sera pas simple. Ce groupe d'individus est très certainement dangereux. Je peux te protéger, mais il ne faudra pas que tu t'éloignes une seule seconde de moi si la situation s'enivre. Il faudra que tu respectes mes ordres tant qu'ils ne te mettent pas en danger. Tu as de grandes qualités, je suis certain que nous formerons un beau duo. Bien entendu, tu recevras un premier paiement dès ce soir et le reste dès que la mission sera accomplie."

Esrin s'assit plus confortablement dans son siège, prenant une bonne lampée de bière, qu'il savoura. Il sourit alors au jeune homme.

"Alors, qu'en dis-tu camarade?"

Ewen avait écouté le récit avec un sérieux plus qu'étonnant pour son âge, montrant bien au légionnaire que le jeune homme devant lui était plus mature que son apparence ne laissait le croire. Ses analyses étaient celles d'un adulte, comprenant la dangerosité de la mission et l'inexplicable disparition d'enfants. Il était même conscient de sa faiblesse, qu'il n'était pas un guerrier. Rien qu'en l'écoutant, l'aveugle en avait oublié son jeune âge. Esrin espérait qu'Ewen n'aurait pas de blocages quand il lui donnerait des ordres. Il semblait très éprit de liberté, et se retrouver subalterne, comme prisonnier de la volonté du légionnaire, pourrait le déranger, voir le déstabiliser. Le guerrier ne souhaitait pas cela, mais il devait se placer dans une position de chef pour protéger Ewen. Intérieurement il espérait que le petit comprendrait.

"J'ai le bon oeil pour trouver les perles rares ! " répondit Esrin à Ewen, avec un grand sourire.

Le légionnaire sentait que le jeune homme l'observait, comme s'il essayait de percer les bandages de l'aveugle. Esrin attendit patiemment qu'Ewen ne prenne sa décision, finissant sa chope de bière. Il admirait l'éclaireur, c'était vraiment un gars bien. L'aveugle sentait qu'il pouvait lui faire confiance, comme à un ami de longue date. Et il ne fut pas déçu quand il déclara son intention de se joindre à lui. Un sourire se dessina sur les traits du guerrier, heureux d'être tombé sur cette véritable perle rare.

"Je suis heureux de l'apprendre petit. Cette mission ne va être qu'une bouchée de pain pour deux rigolos comme nous, j'en suis sûr ! Si tu n'as rien d'autres de prévu, je te propose de partir dès ce soir. La route n'est pas longue jusqu'au village, mais on aura ainsi toute la journée de demain pour enquêter.