La jeune femme marchait d'un pas pressé et fluide dans les rues vide d'Al-Jeit à cette heure de la nuit. Elle longeait les arcades de la rue des Bouchers pour se dissimuler plus facilement dans les recoins et les ruelles adjacente si elle entendait le bruit de pas caractéristique de la milice de la ville. Son attention focalisée sur ce qu'elle percevait devant elle, la jeune femme ne vit pas l'ombre se couler hors du seuil d'une maison pour devenir une grande silhouette derrière elle. La silhouette se redressa lentement dans la semi obscurité de la nuit, seulement rompue par les torches placées à intervalles régulier le long de la rue. La jeune femme perçu soudainement une présence là où il n'y avait personne un instant auparavent et se retourna d'un bloc, un long poignard effilé entre dans la main droite.

- Il n'est peut être pas nécessaire de menacer qui que ce soit...

La voix grave semblait venir du fin fond de la capuche qui masquait les traits du nouveau venu et fit longuement frissonner la jeune femme. La silhouette fit un pas en avant, se mettant sous la lueur tremblotante de la torche la plus proche. De petites mèches poivres et sels couvraient le front ridés de l’homme sous la capuche. Les yeux noirs comme la nuit la scrutaient sans la voir même si la lueur qu’elle vit au fond des pupilles l'a mettait mal à l’aise. Le visage anguleux, pâle, était inexpressif. Comme déjà mort. La cape à capuche cachait son corps mais la jeune femme devinait une taille assez grande pour un alvarien, il l’a dépassait d’une tête au moins, mais il semblait fin, presque maigre. Le début d’un tatouage noir apparaissait sur son cou qui prenait vie lorsque l’homme reprit la parole, toujours sur le même ton. Posé. Tranquille. Inexpressif. Impitoyable.

- Il va vraiment falloir que tu range ce couteau si tu veux que nous parlions sans que des éclats de voix ne préviennent les gardes de la ville.

Sans répondre et après une très longue hésitation, la jeune femme ramena la main dans son dos pour faire disparaître l’arme dans ses habits. Elle avait une mission à remplir pour son maître et le temps défilait sans ralentir, elle ne pouvait se permettre une longue fuite pour semer la milice d'Al Jeit. En face d’elle, l’homme écarta lentement la cape qui le recouvrait presque intégralement et la fixa sur les broches à ses épaules. Dessous, il portait un plastron en cuir noir qui avait déjà été rapiécé de nombreuses fois et qui méritait encore d’être repris. On voyait aux épaules une cotte de maille renforcée qui descendait jusqu’à mi cuisse. Différentes bosses indiquait à la jeune femme que différentes armes avaient été cachées, un sabre court d’un mètre vingt pendait dans un fourreau simple à la ceinture. Le pantalon, en cuir bouilli aussi, était de meilleures factures et avait été renforcé à l’aine pour éviter les irritations mal placées lors de longues chevauchées. La jeune femme finit son inspection par les bottes légères de cavalerie que le propriétaire avait fait renforcer par des plaques de métal aux bouts des pieds ainsi qu’aux talons. Elle en conclue rapidement que l’homme était un mercenaire parmi tant d’autre, trop pauvre pour affiché une quelconque richesse extérieur mais encore en vie grâce aux capacités acquises sur le terrain. Un homme dangereux. Même pour une apprentie Marchombre comme elle.


- Vous êtes mercenaire ? Vous devriez passez votre chemin, je n’ai pas le temps de vous parler et…
- Tu as raison, tu n'as pas le temps. Je sais pourquoi tu es là. Il te faut donc comprendre pourquoi moi je le suis.

La voix n’avait toujours pas changée d’intonation mais la jeune femme entendit la menace implicite. Soudain une alarme hurla dans son esprit. Le mercenaire n'avait pas bougé mais elle se jeta sur la droite dans une roulade parfaitement maîtrisée car répété inlassablement. Le vrombissement caractéristique d’un carreau d’arbalète siffla à son oreille. En se relevant d’un bond, son poignard à nouveau dans les mains, elle chercha le mercenaire, prêt à planter ses trente centimètres de lame partout où la cotte de maille n’était pas. Mais elle avait beau fouiller du regard la rue devant elle, il n’y avait plus personne.

- Ce n’est pas personnel, petite. On se retrouvera en enfer.

L’apprentie Marchombre laissa passer une seconde pour contrôler sa peur puis essaya de se retourner brusquement avec toute la vitesse que son maître lui avait fait apprendre dans le sang, la sueur et la frustration. Mais rien n’est plus rapide qu’une lame déjà presque posée sur la nuque de quelqu’un dans les mains d’un homme qui a combattu toute sa vie durant et qui n’a plus rien à perdre. Le mercenaire ne la laissa pas finir son mouvement pour enfoncer de toute sa force son poignard entre les vertèbres fragiles de l’apprentie dès qu'il vit le dos de la jeune femme se contracter. Une grimace de dégoût sur le visage, il tira d’un coup sec pour dégager son arme tout en regardant le corps s’effondrer à ses pieds sans bruits ; une mare de sang sombre se formant déjà sur la pierre grise de la rue…

Scrimaus sentit le froid engourdir son esprit comme à chaque fois qu’il tuait une personne innocente. Enfin, suffisamment innocente à ses yeux pour qu’il doive surmonter le dégoût de ses actes. Son regard se posa à nouveau sur le cadavre encore chaud, ses mains tremblant légèrement. Il avait été élevé dans la pure tradition Frontalière et ce qu’il venait de faire allait contre tout ce qu’il avait absorbé enfant, avant que... tout ne se complique. Il avait fait des choix, prit des décisions qui l’avaient éloigné de sa famille quand il croyait que la vie lui appartenait et ses 47 hivers à devoir assumer ces décisions lui semblaient de plus en plus lourd à porter.

- Scrimaus ! J’ai bien cru qu’elle allait t’avoir malgré mon tir presque parfait !
- Imbécile.
- T’as dit quoi là ??!!

Le mercenaire sentit la colère l’envahir et décida de la laisser enfler, chassant la culpabilité et la honte. Il se retourna lentement vers son complice de la nuit, bien décidé à se défouler avant d’aller revoir son employeur. Scrimaus releva la tête pour plonger son regard furieux dans celui du colosse qui venait de le rejoindre. Ce dernier fit inconsciemment un pas en arrière.

- Ouais, non euh… bonne idée le coup de l’arbalète… je.. euh… je vais te piquer l’idée si tu veux bien.
- Non.

Le colosse leva les mains et ouvrit la bouche pour s’excuser mais il ne put que gargouiller lorsque la lame du sabre court remplaça ses cordes vocales. Il tomba lourdement, les mains sur la gorge pour essayer d’arrêter l’hémorragie, les yeux exorbités et pleins de terreur maintenant que la mort venait pour lui aussi. Scrimaus recula et rengaina son épée sans l’essuyer. Il récupéra tout doucement, presque tendrement le poignard des mains déjà tièdes et raides de l’apprenti Marchombre pour le planter avec force dans la blessure ouverte à la gorge du colosse. Le mercenaire recula à nouveau et inspecta rapidement la scène qu’il venait de créer. Le maître Marchombre ne serait surement pas dupe mais ce n’était pas le but. Son employeur avait précisé que la mission était une vengeance et que de toute façon, le Marchombre comprendrait donc qui était à l’origine du meurtre. Non. L’objectif de la manœuvre était de désigner quelqu’un d’autre que lui comme exécuteur de cette vengeance et de laisser la colère du maître brouiller son esprit analytique. Le mercenaire avait entendu parler d’une certaine Marchombre qui avait traversé l’empire en long en large et en travers pour venger son propre mentor. Le mercenaire avait décidé, même au travers des brumes de l'alcool, de ne jamais se laisser entraîner dans une mission impliquant un Marchombre. Jusqu'à ce que la faim et la cupidité balayairent ses beaux principes moins de deux nuits auparavent. Scrimaus avait bien conscience qu’il ne pourrait jamais rivaliser avec un maitre Marchombre, déjà qu’avec une apprentie, il avait failli perdre le contrôle mais l'offre promise lui permettrait de vivre pendant au moins trois mois sans travailler. Bien, tout s’est passé à peu près comme prévu. Passons à la suite, hochant la tête à sa propre injonction, Scrimaus se repassa mentalement les étapes de son plan. Car il n’allait jamais quelque part sans avoir tout prévu. C’était le seul moyen de s’assurer de rester en vie plus longtemps que la plupart des mercenaires. Les seules fois où le plan avait dérapé, Scrimaus avait pu s’apercevoir que l’improvisation n’était pas son fort et qu’il devenait rapidement une tête brûlée, se reposant sur les qualités martiales que son père avait gravées en lui à grands coup poings. Fermés et bagués. Frontalier un jour… En tournant au coin de la rue, le mercenaire vit une enseigne se balancer sous le vent. Un cochon stylisé en fer. Scrimaus sourit. La paye promise était bonne. La meilleure depuis bien longtemps. Ses derniers doutes sur la vie de mercenaire quelques minutes plus tôt finirent de s’évanouirent, remplacés par la joie anticipée des nombreuses pièces d’or qui cliqueront à chaque pas dans sa bourse…

Le mercenaire poussa la porte de la taverne, ferma les yeux en sentant la chaleur de l’intérieur lui fouetter le visage en même temps que l’odeur rance de la sueur et du renfermé. Lorsqu’il rouvrit les yeux, Scrimaus se figea. Des Frontaliers. Le groupe de cinq hommes attablés au fond à droite de la taverne ne portait pas les couleurs de leur peuple ni même les attributs que l’on associe généralement aux Frontaliers mais Scrimaus remarqua presque immédiatement la fierté dans leur regard, la posture du guerrier qui se sait le meilleur, la détermination dans chacun des gestes fluides qui ramenaient invariablement leurs chopes de bières brunes à leurs bouches. Un examen plus approfondit confirma à Scrimaus l’origine de ces hommes. Il vit les cals sur leurs mains, les cicatrices sur le devant de leurs corps et presque aucune dans leurs dos, leurs chaises retournées pour couvrir leur ventre. Le mercenaire essaya de repousser les images qui commençaient à apparaître à la frontière de son esprit mais une voix grave entonna un chant frontalier et Scrimaus ne pu résister plus longtemps. Il avait déjà entendu ce chant il y a bien longtemps alors qu’il apprenait encore à courir. Son père était un garde du Seigneur et, avec ses frères d’armes, il adorait chanter la fierté de son peuple. Le petit Scrimaus qui s’appelait autrement alors, l’écoutait chaque nuit, caché sous une table quelque part dans la grande salle. La nuit se finissait quand l’alcool s’était tarit et l’enfant revenait vite dans son lit pour y faire semblant de dormir.

- Tu compte rester planté là ou bien ?

Scrimaus sembla sauter pour se retourner d’un bond, la main droite posée sur le pommeau de son sabre, la gauche perdu dans les plis de sa cape. L’homme derrière lui sursauta avant de précipitamment s’excuser. Scrimaus grogna et s’écarta de la porte, conscient qu’il était resté immobile bien trop longtemps. Le mercenaire inspecta la salle puis s’arrêta sur une table isolée au fond à gauche de la taverne. Esquivant les ivrognes trop avinés pour marcher droit, Scrimaus rejoignit en quelques enjambées furieuses son employeur du soir. Il se laissa tomber plus qu’il ne s’assit sur la chaise et dévisagea celui qui était prêt à parier sa vie avec un Maitre Marchombre.

- C’est fait. Donnez moi mon argent et on s’arrete là. Je pars sans faire de bruit et vous restez en vie pour vivre les conséquences de votre commande.
- Les Frontaliers…  Des hommes hors du commun n’est-ce pas ?
- Peu m’importe, je ne…
- Ils sont si sûrs d’eux. Et certains diraient qu’ils ont bien raison. Nous connaissons tous Edwin et nul n’ira jamais dire le moindre mal sur lui et sa famille mais je me demande, sont ils tous comme eux ?

Scrimaus retint difficilement un long soupir. Non, ils ne sont pas tous comme eux. Je ne le suis pas… La fatigue et la baisse progressive de l’adrénaline suscitée par le meurtre qu’il avait commis moins d’une heure auparavant lui fit baisser sa garde mentale. A nouveau, ses souvenirs s’imposèrent à lui. Les longs jours d’entraînement lorsqu’il n’était qu’un adolescent pré pubère l’avait profondément marqué. Son père était intransigeant et espérait que son fils prenne sa place auprès de la famille seigneuriale. Scrimaus n’avait pas connu la camaraderie dans l’apprentissage des armes, seulement la compétition avec les autres fils de gardes aux mêmes ambitions que son père. Ce dernier, pour s’assurer que Scrimaus retienne bien ses leçons, utilisait un bâton lesté de fer pour illustrer chaque erreur de placement de pieds, de parade ou encore d’esquive par la douleur et parfois le sang.

- Est elle morte ?

Scrimaus revint à l’instant présent. Son employeur attendait sa réponse car ses yeux jusque là perdu dans le vague s’était fixé sur lui.

- Elle l’est. J’ai laissé un… alibi ou une preuve selon ce que vous préférez.
- De quelle sorte ?
- De celle qui mesure près de deux mètres, qui utilise une arbalète et qui a le couteau de l’apprentie planté dans la gorge. Son Maitre n’ira pas plus loin que la mise en scène car il ne sera que trop content d’avoir quelqu’un à accuser.
- Bien… Très bien…

L’employeur détourna à nouveau le regard vers le groupe de Frontaliers, le front plissé par la concentration. Scrimaus se tourna inconsciemment dans la même direction. Lui aussi avait été un adolescent fier d’être Frontalier. Lui aussi avait juré de servir leur peuple lorsque son tour de prendre les armes serait venu. Mais voila. Il n’était pas le meilleur d’entre eux alors il n’avait pas eu l’affectation tant voulue et même si son père avait essayé de masquer sa déception, Scrimaus l’avait parfaitement sentie. Et ne l’avait pas supporté. Du jour au lendemain, il avait rassemblé ses affaires, « emprunté » de l’argent à sa mère, scellé le cheval de son frère ainé puis était descendu vers le sud et la gloire. S’il avait trouvé le sud, il n’avait jamais trouvé la gloire. La richesse encore moins. Le monde de Gwendalavir est un monde dur pour un jeune adulte aux rêves démesuré et la violente réalité avait douché l’enthousiasme de Scrimaus aussi vite qu’une tempête mouche la flammèche d’une bougie. Pour survivre, il avait du voler, tuer, menacer et combattre. Avec les longues années d’errance qui avait suivi, le mercenaire avait fini par se faire une petite réputation et surtout avait passé un pacte avec sa conscience. Tu te tais jusqu’à ce que je meurs…

- Voila ton argent. Je ne vais pas te mentir Scrimaus, je pensais te faire tuer mais on m’a gentiment rappelé que tu étais plutôt tenace. Prends cette bourse et quitte la ville. Pendant un certain temps. Voire à jamais. Disparaît maintenant.

Scrimaus pensa à une réplique bien sentie mais la taille de la bourse devant lui le fit taire sans trop d’efforts. Toujours inexpressif, le mercenaire fit disparaître l’argent dans sa cape avant de saluer d’un signe de tête et de quitter l’établissement. Réfléchissant à la suite de la nuit, il s’arrêta dans la rue devant la taverne. Normalement, il devrait aller chercher son cheval dans la minute pour quitter la ville, son ancien employeur avait été plutôt clair. Et s’il était prêt à s’en prendre aux Marchombres, le mercenaire ne ferait pas le poids contre lui. Ses années de pérégrinations lui avaient beaucoup appris sur la nature profonde des hommes et les rêves illusoire de la vie. Il avait cru pouvoir devenir quelqu’un de digne mais avait perdu beaucoup de son innocence dans les escarmouches meurtrières et sales qui emplissent la vie d’un mercenaire. Aujourd’hui, son père était mort depuis quelques étés et son frère aîné avait reprit sa place. Scrimaus n’était plus qu’un inconnu pour sa famille qu’il n’avait jamais revu depuis. Et c’était très bien comme ça.

Le mercenaire s’ébroua, chassant définitivement ses souvenirs pour le reste de la nuit et disparu dans les ténèbres de la ruelle qui l’emmènerait jusqu’à son cheval…