Il la connaissait par cœur. Et le dessin mécanique que traçaient ses doigts délicats sur son thorax trahissaient sa préoccupation.

« Je m’inquiète pour Bjorn. »

Le maigre clair de lune qui filtrait par la fenêtre de la chambre peinait à souligner le froncement de sourcils du Frontalier. Trop occupé à mesurer la portée de cette phrase, il mit plusieurs lourdes secondes avant de répondre :

« Parce que tu pensais à Bjorn pendant que… »

La marchombre le fixa avec un sourire mutin aux lèvres avant d’éclater d’un rire cristallin, comme si elle avait pu lire son air inquiet dans l’obscurité de cette nuit épaisse.

« Idiot.. »

Mais le baiser qu’elle déposa au coin de sa mâchoire, seul endroit qu’elle pouvait atteindre sans quitter la confortable position qu’elle avait, blottie dans ses bras, démentait ses propos.

« Je suis sérieuse… C’est bien Bjorn que j’ai croisé hier mais… Un Bjorn qui ne parle pas fort, qui ne carre pas les épaules pour narrer son dernier fait d’armes, qui ne parle pas de son estomac… Un Bjorn qui ne tourne pas rond. »

Après quelques instants où les secondes semblèrent se prendre pour des minutes, le temps de digérer cette représentation de leur ami, le Frontalier offrit la seule réponse acceptable.

« Très bien… J’irai lui parler demain. »




Edwin poussa la porte de l’auberge. Il ne put manquer la haute silhouette de Bjorn qui se dessinait dans un angle de la pièce, quoiqu’il semblât utiliser moins d’espace que d’habitude. Quelque chose dans son attitude… ses épaules peut-être, légèrement voûtées alors qu’il affectionnait particulièrement faire grincer les dossiers de chaises avec sa musculature, indiquait que le Chevalier n’était pas au mieux de sa forme. Alors, lorsque le Frontalier remarqua qu’aucune bière ne trônait devant lui, il sut qu’Ellana n’avait pas menti.
Bjorn était contrarié. Et pour que quelque chose contrarie Bjorn durablement, ce devait être quelque chose de fichtrement sérieux.

Le seul bruit qu’il fit en rejoignant son ami fut celui de la chaise qu’il tira en face de lui.

« J’ai failli ne pas te reconnaître, tant ton silence fait du bruit. »

Il avait, dessinés sur sa figure, les traits concentrés comme lorsqu’il enjoignait Ewilan de lui raconter tout ce qu’il avait manqué.

Bjorn se réveilla en sueur dans son lit. Les yeux écarquillés fixant les ténèbres, il essaya de calmer les battements affolés de son cœur. La peur le comprimait et ses oreilles sifflaient. Égaré, il guettait les ombres à la recherche de danger, mais, après de longues minutes à haleter, seul, il réalisa que ce n’était qu’un cauchemar.
Il soupira, leva une main tremblante pour se frotter les yeux et chasser le sommeil qui les embrumait encore. Encore une fois… Ce rêve qui le terrifiait.
Cela avait commencé le lendemain d’un repas en petit comité avec des représentants du continent de l’Est. En tant que chef de la légion noire il avait été convié. L’un des invités avait rapporté une plante de son village qui, parait-il, permettait à l’esprit de voyager et de voir le futur.
Évidemment, Bjorn avait ri comme tous les autres avant de gouter. Seuls trois des dix invités avaient alors été dans un état à la limite de l’inconscience et ils avaient expérimenté ce « voyage ». Bjorn n’en avait pas fait partie et l’homme avait justifié cette incapacité par quelques mots « esprit trop étroit, pas ouvert aux nouvelles possibilités ».
Tout est-il que depuis trois nuits, il fait ce même cauchemar. Il devait avouer que c’est désormais une certitude, ce n’était pas une illusion. Ce qu’il voyait était réel : il devait faire tout son possible pour l’empêcher de se réaliser.


*

Bjorn était maussade.
Il n’arrivait pas à se concentrer la journée, ses pensées demeuraient tournées vers l’Institut. C’était l’endroit qu’il voyait dans ses rêves. Toujours. Le bâtiment n’était pas en ruine et à la place des objets de tortures il y avait des rangées d’armes. Il voyait des hommes et des femmes, masqués, habillés en tenues de guerriers, prendre ces armes étranges. Elles semblaient terriennes et pourtant, Bjorn avait la certitude qu’elles fonctionneraient en Gwendalavir. Au centre de la pièce, il y avait des lasers et des parois lumineuses et, protégé ainsi, il voyait une maquette de l’Arche. Plus petite, évidemment, mais qui semblait faite du même cristal. Tout est-il que lorsqu’un homme était rentré dans ce périmètre translucide et avait pointé son arme en direction du faux pont, l’arche avait volé en une multitude d’éclats lumineux… Bjorn s’était réveillé en hurlant suite à cette démonstration de force, son esprit imaginant avec facilité Al-Jeit voler en éclat sous les tirs de ces armes démoniaques.
Lors de ses visites suivantes, Bjorn avait essayé d’observer la pièce et de regarder sur les murs les différents plans et inscriptions qui y étaient affichés. Il était certain d’y apercevoir des plans de bataille ou des informations capitales pour mettre fin aux rêves de grandeur de ces vermines. Mais il ne parvenait jamais à décrypter convenablement ce qu’il voyait, plus ça le frustrait, plus c’était flou, plus il avait la certitude de l’importance de ces informations.
Mais c’était impossible, n’est-ce pas ? L’institut n’était plus, les terrestres s’en étaient occupés. Ce n’étaient que des rêves… mais cela le consumait. La possibilité que ce soit réel existait bel et bien, prenant de plus en plus de place dans son esprit. Le pire était que si une attaque était véritablement en train de se planifier, il ne pouvait pas rester là à siroter une bière.
Si ces hommes arrivaient avec leurs armes et mettaient Gwendalavir à feu et à sang… ce serait de sa faute, parce qu’il avait eu « l’esprit trop étroit, pas assez ouvert aux nouvelles possibilités ». Alors il lui fallait agir, mais.. Comment ? Il était le général de la légion noire ! Ce n’était pas comme s’il pouvait disparaitre discrètement du jour au lendemain et aller mener l’enquête sur terre, seul… Déjà il serait incapable d’y aller. Et puis… même s’il adorait les quêtes en solitaires il n’était pas certain de réussir seul.
Il soupira lentement, se demandant si Ewilan accepterait de l’y emmener, mais… il ne voulait raconter à personne sa prémonition, ses amis se moqueraient surement de lui et il ne pouvait pas perdre plus de temps. Ni de crédibilité, soyons honnête.
Alors il lui fallait établir un plan astucieux. C’était pour cela qu’il était revenu aux sources. Le Chevalier qui Gondole, cette taverne remplie de chevaliers en quête d’aventures et prêts à saisir la moindre opportunité. Il pourrait en convier un ou deux à sa mission, mais les problèmes de logistiques demeuraient les mêmes. Comment se rendre à l’Institut et en revenir ? Pour le retour, un chuchoteur envoyé à Ewilan pourrait faire l’affaire, mais pour l’aller… Il lui faudrait une voyageuse, ces petites perles qui permettent à qui les utilise d’effectuer un pas sur le côté.
Il en était là de sa réflexion lorsqu’un bruit de chaise tirée attira son attention. Relevant la tête il croisa le regard d’acier d’un certain frontalier. Bjorn hésita entre le soulagement et l’inquiétude. Le maître d’arme avait toujours su lire en lui comme un livre ouvert. Il déglutit péniblement, se demandant si impliquer Edwin était une idée judicieuse.

« J’ai failli ne pas te reconnaître, tant ton silence fait du bruit. »

L’ancien chevalier leva les yeux au ciel en soupirant. Ces préjugés qui lui collaient à la peau…

-Parfois il m’arrive de méditer, à moi aussi.

C’était faux. Il avait essayé, plusieurs fois, mais rester immobile en introspection… ça l’avait terrifié. Il y avait beaucoup trop de pensées bordéliques dans sa tête blonde pour qu’il parvienne à supporter le silence. Mais personne n’avait besoin de savoir ça.
Alors il but une gorgée de bière et fit signe à l’aubergiste d’apporter un verre supplémentaire. Il allait dévoiler à moitié son plan à Edwin. L’impliquer serait trop dangereux -pour lui, Bjorn- alors mieux valait lui demander des conseils sur la manière de procéder. Il lui fallait simplement trouver une manière détournée de parler de ses cauchemars et de l’institut.
Heureusement pour son plan, Bjorn Wil’Wayard était un expert des périphrases.

-De capitaine de la Légion Noire à ex-capitaine de la même Légion Noire. Est-ce que… lorsque tu étais en poste, tu as déjà eu un devoir plus grand qui t’as poussé à mettre ton rôle de leader de côté ?

Évidemment. Ewilan en était l’exemple même, combien de temps avait-il délaissé le commandement de la Légion Noire lorsqu’ils vivaient leurs aventures ? Bjorn quant à lui avait l’impression que même lorsqu’il s’absentait pour aller vider sa vessie c’était considéré comme une désertion. Alors comment s’absenter pour une durée indéfinie ? Et peut-être mourir… Car si l’Institut était peuplé des guerriers de ses rêves, ce combat sera peut-être mortel.
Sans attendre la réponse du frontalier, Bjorn poursuivait son monologue.

-J’ai une mission personnelle, que je dois accomplir pour le bien de Gwendalavir. Je dois m’absenter, et vaincre avant de rentrer, mais…

L’homme porta sa pinte aux lèvres et but une longue gorgée de sa boisson fraiche, perdu dans ses pensées.

« Parfois il m’arrive de méditer, à moi aussi. »

Edwin contint la perplexité qui menaçait de redessiner le trait de ses sourcils. Non pas qu’il doutât que Bjorn soit assez intelligent pour méditer, mais connaissant son ami, son attention serait aussitôt attirée par quelque détail beaucoup plus intéressant à ses yeux.
Le Frontalier restait silencieux. Il n’avait jamais été très bavard tant qu’il ne s’agissait pas de tactique militaire, d’ordre de bataille, de stratégie efficace ou des dernières réussites de Destan. Il se contentait d’attendre que le Chevalier s’ouvrit à lui, chose qui ne tarderait probablement pas. En effet, avant même que sa bière lui soit servie, son interlocuteur reprit la parole.

« De capitaine de la Légion Noire à ex-capitaine de la même Légion Noire. Est-ce que… lorsque tu étais en poste, tu as déjà eu un devoir plus grand qui t’as poussé à mettre ton rôle de leader de côté ? »

Deux noms. D’abord Ewilan. Puis Ellana. Bjorn était-il tellement préoccupé par ses tracas qu’il en eut oublié comment ils s’étaient rencontrés ? A l’endroit même où sa vie, leur vie à tous les deux par ailleurs, avaient pris un virage radical vers l’inconnu. Le serveur, déposant une bière auréolée d’une mousse onctueuse devant lui, lui ôta la pénible tâche de répondre à une évidence. Car Bjorn reprenait déjà.

« J’ai une mission personnelle, que je dois accomplir pour le bien de Gwendalavir. Je dois m’absenter, et vaincre avant de rentrer, mais… »

Le Frontalier opina discrètement, tout en replaçant posément sa choppe sur la table. Le Chevalier se mettait à table, et une fois n’était pas coutume, faisait durer le suspens. Trop d’inconnues régissaient son dilemme pour qu’il pût donner son opinion sur la meilleure chose à faire. D’ex commandant de la Légion Noire à commandant de la Légion Noire.

« Mais… »

Mais le Chevalier semblait absorbé par sa réflexion.

« As-tu pesé l’importance de cette « mission personnelle » ? Pour le bien de Gwendalavir ? elle n’en est donc pas que personnelle. Pourquoi serais-tu le seul à pouvoir l’accomplir si cela concerne l’Empire ? Sil’Afian est-il au courant ? As-tu calculé le nombre d’hommes que te demanderait l’accomplissement de cette mission ? »

Le sens du devoir et le sort de l’Empire avaient piqué la curiosité du maître d’armes. Il but une gorgée de bière et reposa sa choppe avec un peu trop d’aplomb pour leur conversation intimiste, légèrement penché en avant, en l’attente de savoir qu’est-ce qui pouvait à la fois concerner Bjorn et le bien de l’Empire.

Le chevalier faillit sursauter en entendant la voix d’Edwin.

« As-tu pesé l’importance de cette « mission personnelle » ? Pour le bien de Gwendalavir ? elle n’en est donc pas que personnelle. Pourquoi serais-tu le seul à pouvoir l’accomplir si cela concerne l’Empire ? Sil’Afian est-il au courant ? As-tu calculé le nombre d’hommes que te demanderait l’accomplissement de cette mission ? »

Bjorn déglutit péniblement. Il voyait déjà son ami dégainer son sabre et le trancher en deux, du haut de son crâne jusqu’à son entrejambe. Il ne pouvait décidément pas lui parler de son rêve prémonitoire, il lui rirait au nez, surtout qu’il avait un ton tellement solennel que Bjorn se demanda s’il agissait ainsi avec Ellana lorsqu’elle l’informait devoir effectuer une mission pour la Guilde.
Le chevalier secoua la tête et quelques mèches rebelles s’échappèrent de son espèce de chignon mal fait pour lui tomber devant le visage. Évidemment que non, la Marchombre l’aurait castré avant même qu’il ne puisse dire le troisième mot de sa toute première phrase. Voilà l’exemple qu’il devait suivre. Même s’il ne pouvait pas amadouer le maitre d’arme comme elle avec son corps ou son esprit affuté. Et que s’il venait à croiser le fer contre le frontalier, il finirait probablement mort avant d’avoir pu dire « je m’excu… ».
Voilà, encore des pensées parasites qui l’empêchaient de mettre son plan à exécution. Quel plan ? Celui qu’il devait inventer en vitesse pour contrer toutes les questions de l’ancien capitaine de la légion noire.

-… Et dire que tout le monde te trouve laconique, il est évident qu’ils se fourvoient ! Si je suis assis dans une taverne à siroter une bière c’est évidemment parce que je n’ai pas de réponses à toutes ces questions. Et l’absence de réponse à la toute première question fait que je suis justement assis là à siroter ma bière, en me demandant si ma conscience ne va pas finir par me dévorer si je continuer à rester les miches sur cette chaise.

Le chevalier sentit le désespoir le gagner et se lança dans une explication fumeuse qui, il l’espérait, embrouillerait le frontalier de manière à ce qu’il se contente de lui donner un avis d’expert sans juger le manque de « preuves ». Il attrapa quelques cacahuètes du plateau encore plein qui se trouvait au milieu de la table et remarqua qu’Edwin avait reçu sa bière. Il leva sa chope en direction de son ami et trinqua avec un semblant d’enthousiasme.
Il but une longue gorgée de sa bière et se lança finalement dans ses explications.

-Je n’ai pas les preuves suffisantes pour impliquer l’empire ou qui que ce soit d’autre. Ce ne sont que des indices qui pointent un grand danger pour Gwendalavir, mais je suis incapable de rester sans rien faire. C’est ma responsabilité de protéger ces terres, alors je dois agir. Je ne veux pas mettre la vie de quiconque en danger, je prendrais un chuchoteur et le chargerait de porter un message à l’empereur si mes informations s’avéraient véridiques. En attendant, il s’agit d’une mission de repérage, je serais une sorte d’éclaireur et une voyageuse me permettrait de me rapprocher immédiatement de ma cible, sans que personne ne me voie et sans que j’aie à m’absenter trop longtemps. Mais je n’en ai pas.

Le chevalier se tut et observa le visage impassible du maitre d’armes. Est-ce qu’il avait été convaincant sans être trop louche ? Avec beaucoup de chance, Edwin pourrait lui apporter une solution pour se procurer une voyageuse, et son problème serait pratiquement résolu. Sauf qu’évidemment s’il avait raison, il n’était pas certain de vivre assez longtemps pour que des renforts arrivent… Et pour qu’ils arrivent, cela demanderait à toutes les sentinelles de se mettre au service de la légion noire. Mais il était encore trop temps pour penser à ça.

Entendre son ami lui avouer que sa conscience ne lui pardonnerait pas son oisiveté convainquit Edwin que la mission était de taille. Un vieux frisson familier menaça de ramper en lui. Celui de la mission à monter, de l’aventure à amadouer, du combat à mener… Il trinqua avec Bjorn sans perdre une once d’attention pour ce qui allait s’ensuivre.

« Je n’ai pas les preuves suffisantes pour impliquer l’empire ou qui que ce soit d’autre. Ce ne sont que des indices qui pointent un grand danger pour Gwendalavir, mais je suis incapable de rester sans rien faire. C’est ma responsabilité de protéger ces terres, alors je dois agir. Je ne veux pas mettre la vie de quiconque en danger, je prendrais un chuchoteur et le chargerait de porter un message à l’empereur si mes informations s’avéraient véridiques. En attendant, il s’agit d’une mission de repérage, je serais une sorte d’éclaireur et une voyageuse me permettrait de me rapprocher immédiatement de ma cible, sans que personne ne me voie et sans que j’aie à m’absenter trop longtemps. Mais je n’en ai pas »

La réponse du Frontalier ne se fit pas attendre. Claire et concise.

« Partir seul en laissant derrière toi une armée et une troupe d’élite sans savoir si tu vas rentrer en un morceau serait stupide. »

Dans la façon dont Bjorn s’était exprimé, Edwin avait compris que peu importe les moyens, il l’accomplirait. Quitte à partir au suicide.

«  J’ai ta solution pour nous éclipser discrètement. Je viens avec toi. Mais je veux tout savoir. Maintenant. »

Les deux mains entourant sa choppe sur la table, Edwin attendait le fin mot de l’histoire. Il avait eu vent d’une dessinatrice au palais qui effectuait régulièrement des missions de transport de personnalités. Il pouvait sans mal utiliser son réseau de connaissances au palais pour les amener jusqu’à elle.

«  Parle moi maintenant de cette cible. »

Les quelques années de retraite déjà écoulées avaient rapidement cédé la place aux bonnes vieilles habitudes du chef qui savait se faire obéir. Les iris d’acier du maître d’armes s’étaient fixées sur le chevalier et semblaient lui ordonner « Parle. Ou Tais toi à jamais. »

Stupide.
Bjorn serait stupide de croire en son succès, tels étaient les mots qui lui étaient crachés au visage.
Le blond serra les dents et fusilla son soi-disant « ami » du regard bien que ce dernier l’ignore royalement. Il croisa les bras sur son large torse dans une attitude dérisoire et réalisa avec terreur qu’Edwin comptait l’accompagner. Évidemment, cela voulait dire qu’il avait plus de chance de mener sa mission à bien, mais également qu’il était tout aussi probable qu’il meure, mais des mains du frontalier.
Mais le problème du voyage n’était pas résolu, il ignorait si Edwin songeait à une (ou deux) sphère graphe, mais s’il pensait à un Dessinateur… cela se compliquerait, car nul ne saurait arriver exactement à l’institut. Cela rallongerait leur voyage. Et puis, cela gâcherait la surprise… Car il était certain qu’avouer immédiatement à Edwin où il comptait aller serait la fin de sa quête. Il allait devoir ruser, et ça commençait déjà à l’agacer de faire autant de ronds de jambe pour avouer des choses sans trop se trahir. Pourquoi est-ce que ce n’était pas Salim qui était venu le trouver plutôt ? Au moins les choses auraient vite été tirées au clair et le terrien l’aurait accompagné dans sa mission sans se moquer de lui. Ou peut-être qu’il se serait moqué de lui, mais il n’aurait pas cherché à le dissuader d’effectuer ce voyage.
Bjorn sortit de ses pensées en entendant l’ordre de l’ancien général. Ses yeux d’acier le transpercèrent et, bêtement, l’actuel général déglutit péniblement. Pourquoi est-ce que lui, il n’avait pas ce même charisme ?
Cherchant au fond de lui le courage et l’âme de guerrier intraitable qu’il abritait, il répondit à son ami.

-Ta présence sera d’une aide précieuse, mon ami. Je te laisserais réfléchir à notre moyen de.. « déplacement », mais s’il ne s’agit pas d’une sphère graphe, il faudra probablement une Sentinelle pour posséder le pouvoir nécessaire mais également la connaissance d’un lieu proche à notre destination, car il nous faudra ensuite voyager du « lieu connu par le Dessinateur le plus proche » au « lieu de la quête ». Mais je m’occuperais de tout préparer pour que cette mission se déroule sans anicroche. D’après les renseignements que j’ai obtenus, le lieu qu’on cherchera à infiltrer est gardé par une vingtaine d’hommes et femmes particulièrement bien armés. Je m’occuperais de préparer les sandwichs pour le voyage ! Haha, on voyagera léger, alors évite de trop te.. hum, charger.

Bjorn s’était levé, avait tapé du poing sur la table et souriait à Edwin. Il vida ensuite sa chope d’une traite -comme tout chevalier qui se respecte- et adressa une boutade sur l’épaule du maitre d’armes.

-On se retrouve demain, pour que tu m’expliques ton plan de voyage, et que je puisse éventuellement discuter avec le Dessinateur qui nous escortera pour trouver l’endroit le plus adéquat pour notre arrivée. On partira le lendemain à l’aube. Embrasse Destan et Ellana pour moi !

Sur ces mots, il laissa suffisamment de piécettes sur la table pour régler sa consommation et celle d’Edwin, puis fuit aussi dignement que possible du Chevalier qui Gondole. Comme s’était-il mis dans cette bouse de Khazargantes? Edwin allait le pendre avec ses propres tripes lorsqu’il découvrira qu’ils allaient sur Terre.. pire encore, qu’ils devaient s’infiltrer à l’Institut. Ou alors, il pourrait demander au Dessinateur d’envoyer Edwin ailleurs, histoire de vivre un peu plus longtemps.. mais il n’était pas certain que sa mission puisse s’achever par un succès, et mine de rien, c’était ce qui importait le plus.
Et il ne fallait surtout pas qu’il oublie le chuchoteur ! Certes Edwin allait s’occuper du transport, mais il préférait être prudent et emporter un moyen de communication avec l’Empire, au cas où…

Au début de la tirade de son ami, Edwin sentit bien qu’il s’empêtrait dans une série de périphrases dans l’unique but de lui masquer l’essentiel. Mais Bjorn l’assommait de tellement d’informations qu’il ne put l’interrompre pour lui demander des comptes. Le lieu de la quête était très vague. Et malgré son envie de discrétion, le Chevalier n’envisageait pas d’effectuer le voyage à cheval. Le Frontalier chassa donc toute la partie Sud du pays de la liste des destinations possibles, mais il n’eut pas le temps de décider où placer la limite accessible dans un délai raisonnable à cheval que Bjorn lui servait de nouvelles informations.


Il avait balayé les détails pour évoquer ce qui aurait attisé à coup sûr l’intérêt du maître d’armes : le nombre d’ennemis. Une vingtaine d’hommes.. C’était jouable. Ce fut plutôt l’euphémisme qu’il entendit lorsque les mots « bien armés » arrivèrent à ses oreilles qui retint son attention. Qui pouvait bien résister à la hache de son ami ? Enfin, la contradiction « lointaine destination / ne te charge pas trop » lui fit froncer les sourcils. Il ouvrit la bouche pour l’assommer d’une vague de questions dont il avait le secret mais le Chevalier s’était déjà levé et, apparemment requinqué d’avoir récupéré un allier de choix, frappa du poing sur la table. Il avait vidé sa choppe d’une telle vitesse qu’il semblait de nouveau lui-même… Et prit congé de lui par la même occasion !


Son plan de voyage… Comment voulait-il qu’il élaborât un plan de voyage avec les indications inexistantes qu’il lui avait laissées ?  Edwin retint un soupir et finit sa choppe en essayant de démêler le nœud de secrets du Chevalier.


Mais rien ne se dénouait.




Edwin avait proposé à Bjorn de se retrouver au Palais pour faciliter la rencontre avec la Dessinatrice qui assurerait leur transport, mais le Chevalier avait préféré retrouver l’intimité de l’auberge plutôt que les oreilles indiscrètes du palais.

Il était donc attablé avec la demoiselle – une dessinatrice chargée de diverses missions de communication au palais – devant une tasse de café, en attendant le retour du mystérieux Chevalier. Par chance, elle était justement en congé et pouvait s’éclipser sans éveiller l’attention. Même s’il avait l’habitude d’être obéi, Edwin s’était étonné que la jeune femme acceptât sans même demander de détails ou parler tarifs… Peut-être que l’étrange façon dont elle le regardait n’était pas étrangère à cette bienveillance…

Lorsqu’il avait partagé ses doutes sur cette étrange quête avec Ellana, elle s’était contentée de sourire et de lui demander si son goût pour l’aventure l’avait déjà quitté. Elle l’avait convaincu qu’apporter son aide à leur ami était une garantie suffisante pour accepter de se jeter dans l’inconnu. Et il avait accepté…
Il ne savait juste pas encore à quel point il allait le regretter…