Altéia, de tous les endroits du monde, naquit dans un cirque. Elle avait une grande famille, une immense famille, d'une bonne quarantaine de personne. En lieu d'oncles et de tantes elle avait des trapézistes et des jongleurs, la matriârche était l'intendante, sa maison, les caravanes. Les liens familiaux pâtissaient à côté des liens de troupes et depuis toute jeune, Altéia se disait qu'avoir une si grande famille, ça revenait à n'en avoir pas du tout. Elle voyait plus souvent les acrobates qui lui apprenaient leur métier, que ses parents, lanceurs de couteaux. Toute gamine encore elle était une enfant bienheureuse, souriante, affable, mais déjà bien calme. C'est vers ses sept ans, lorsqu'on lui appris à lire, qu'elle commença à réfléchir le plus clair de son temps, et quand on lui demandait à quoi elle pensait, elle disait, peu encline déjà à partager les détails de son âme, qu'elle avait oublié. Alors certains la disaient stupide. Jusqu'à ce qu'elle fasse tout à coup, au milieu de son silence, une remarque très fine et bien mature pour son jeune âge.

A côté de ses frères et soeurs qui passaient leurs journées en enchaînant les farces et les boutades, Altéia, elle, était on ne peut plus sérieuse. C'est pourquoi, ironiquement, on la surnomma "la Rieuse". Elle n'était pas pour autant solitaire. Son compagnon de jeu privilégié s'appelait Rod, il était apprenti trapéziste et avait un an de plus qu'elle. Il était aussi beaucoup plus doué, même si la Rieuse, pleine d'application à son art, était plus souple que la plupart des enfants acrobates, et qu'à huit ans elle était déjà dans un numéro du cirque. Rod, lui, déjà à dix ans, semblait défier la gravité dès qu'il décollait du sol. La forme pourtant très géométrique du trapèze devenait sous ses gestes assurés un souffle de poésie, il ne se contentait pas de répéter des figures apprises, il était l'âme même du cirque, défiait les lois de la gravité, inventait, sculptait son corps jusqu'à l'aboutissement le plus total de son art. Enfant gauche et de peu de mots à terre, sur son trapèze il devenait gracieux, clown ou pierrot, drôle ou touchant de mélancolie. Et la Rieuse le regardait, des étoiles dans les yeux et un grand silence dans le coeur. Malgré son talent, elle était une des seules à lui parler dans la troupe, grappillant de-ci, de-là des morceaux de sa sagesse et de sa poésie. Jamais la Rieuse n'avait réussi à dire avec son corps ce que Rod parvenait à exprimer, et depuis qu'elle l'avait découvert, elle passait presque tout son temps à s'entraîner plus encore pour y parvenir. Mais elle dut se rendre à l'évidence. Ce n'était pas le genre d'aptitude qui s'apprenait.

Alors, elle continuait à le suivre comme son ombre, et elle profitait de ces instants de complétude qu'il lui offrait. Et elle réfléchissait. Si son chemin d'acrobate, chemin qui allait de soi pour une fillette née dans un cirque, si son chemin n'était pas empreint de cette poésie, de cette perfection qu'elle admirait chez Rod, sa voie était-elle la bonne ? Mais elle était trop jeune encore. Quitter tout ce qu'elle connaissait pour l'espoir d'une vie meilleure était bien trop effrayant. Elle se disait que, incapable d'atteindre l'absolue liberté, elle pouvait bien se contenter de l'effleurer, soir après soir, en regardant Rod travailler.

Au cours de ces années la troupe arpenta l'Empire d'Est en Ouest, de ville en ville, de bourgade en bourgade, et la Rieuse voyait les paysages défiler avec une grande joie dans le coeur. Elle aimait cet aspect de la vie d'itinérante, même si le bruit, l'agitation tout autour d'elle parasitait son plaisir de voyager. Elle rêvait de solitude.

Ce fut à quatorze ans qu'elle vécut sa première blessure. Il n'est pas question bien sûr de blessure physique, comme acrobate les tendinites, poignets foulés et autres côtes cassées étaient monnaie courante, et la Rieuse n'avait depuis longtemps plus peur de la douleur. Elle ne connaissait pas les blessures du coeur.

Ils étaient à Al-Vor et leur chemin avait croisé celui d'un autre cirque itinérant, que toute la troupe regardait avec une méfiance circonspecte. Dans leur guilde, on n'appréciait pas la concurrence. Surtout que ce cirque-là était plus grand, plus célèbre et, malgré ce qu'en disait la compagnie d'Altéia, bien plus doué que le leur. On disait même qu'il avait présenté des numéros aux Dix Tournois une année, honneur suprême réservé aux troupes les plus renommées. La Rieuse fut donc surprise de voir un homme, qui était visiblement le chef de l'autre compagnie, s'approcher d'elle.

"Toi !"

Elle le regarda en fronçant les sourcils. Que lui voulait-il ? Mais elle s'aperçut qu'il ne lui parlait pas à elle, mais à celui qui était derrière elle, en train d'étriller un des chevaux de la troupe. Rod. L'homme lui fit un grand sourire, ignorant la Rieuse comme si elle n'était même pas là.

"Je t'ai vu hier soir. Beau numéro. Tu manques un peu de souplesse dans tes équilibres."

"Je sais."

Rod ne dit pas s'il se référait au compliment ou à la critique.

"Un homme de peu de mots ! J'apprécie. Mais j'ai une proposition à te faire. Rejoins notre troupe. Tu joueras pour les plus grands, des seigneurs, tu acquerras une renommée dont tu ne rêves même pas."

Rod resta silencieux. La Rieuse, elle, fronça les sourcils. Il demandait à Rod de trahir son clan, de tronquer le spectacle de la troupe d'un de ses numéros les plus appréciés. Elle ne se sentait pas une grande allégeance à son cirque, mais même pour elle, la pensée était vile. Et Rod ? Non, elle l'avait vu se jouer de l'apesanteur sur son trapèze comme personne, elle avait vu son âme se dévoiler soir après soir, elle l'avait accompagné jour après jour, s'était confiée à lui comme à personne d'autre. Elle le savait noble. Honnête. Jamais il n'accepterait cette proposition honteuse.

Et pourtant.

Rod se détourna de l'inconnu sans mot dire, n'accepta rien. Ce fut pire. Ce soir-là, devant le public d'Al-Vor, venue l'heure de son numéro, il n'était pas là. On appris le lendemain qu'il avait fait faux bon à sa troupe pour jouer, le soir même où il avait des obligations avec son cirque, pour un autre. Il ne prit même pas la peine de dire au revoir à Altéia.

Après cet épisode, ce fut bien plus difficile pour la Rieuse de faire confiance à qui que ce soit. Elle avait découvert que les gens n'étaient pas toujours ce qu'ils semblaient être, et d'ouverte elle devint méfiante. Elle n'osait plus accorder sa confiance. A qui que ce soit. Rod parti, elle eut également beaucoup plus de mal à se plaire dans la voie d'acrobate qui s'offrait à elle, cherchant, avec acharnement mais sans grand espoir, à y retrouver la poésie qu'elle avait vu dans les gestes de son ami. Il y avait aussi de bons hommes de cirques dans la troupe, mais personne qui arrivait à la toucher comme y parvenait Rod. Pas de véritable artiste. Alors elle pensait. Beaucoup. A vivre des aventures, à être libre, à toucher du doigt cette plénitude qu'elle avait toujours désiré sans jamais l'atteindre.

Elle grandit.

La Rieuse avait abandonné l'idée d'être dessinatrice depuis un moment déjà, les aînés du cirque ayant leurs propres méthodes pour tester les aptitudes de leurs membres à l'âge de 18 ans, espérant avoir des dessinateurs parmi eux, toujours utiles pour les numéros de grande voltige ou de clowns. La Rieuse, elle, n'arrivait pas même à dessiner une flamme.

Mais à l'âge de 22 ans, un jour qu'elle sortait d'une taverne où elle était allée boire une bière avec les autres acrobates, elle fut accostée par un homme, de dix ou vingt ans son aîné, qui lui fit des propositions qu'elle n'avait aucune intention d'accepter. Elle avait l'habitude de ce genre d'attentions, depuis qu'elle avait seize ans, elle essuyait souvent des remarques bien senties, même au sein de la troupe, mais elle les ignorait et personne ne l'embêtait plus que ça. Elle tenta la même approche ce soir-là, et continua à avancer, l'air de rien, se dirigeant vers la caravane. Elle se rendit vite compte qu'elle avait eu tord. L'homme la suivait et, à présent, elle n'était plus dans la rue animée où se trouvait la taverne, ni assez proche de la caravane pour être entendue. Elle était prise au piège. L'homme se rapprocha d'elle. Elle commença à paniquer. Fuir aurait été la plus sage décision. Fuir. Elle allait fuir. Mais la Rieuse s'aperçut que, plutôt que de prendre ses jambes à son coup, elle, la cérébrale, la penseuse Altéia, se réfugia autre part.

Dans une dimension qu'elle ignorait jusque là.

Dans l'Imagination.

Un seau d'eau glacée se renversa sur la tête de l'homme, et la Rieuse, réagissant au quart de tour, se mit à courir aussi vite qu'elle le pouvait, jusqu'à arriver à la caravane. Elle était en sécurité. Mieux. Elle était libre.

Les gens du cirque furent aux anges en apprenant qu'elle détenait le Don. C'était inespéré, et c'était toujours utile. Mais, la Rieuse se rendit vite compte que son Don, s'il était sans doutes relativement puissant pour qu'elle ait imaginé sa première création en si peu de temps, était encore embryonnaire. Elle ne savait pas l'utiliser. Oh, bien sûr, elle le maîtriserait bientôt suffisamment pour quelques tours de passe-passe, mais elle sentait que ce n'était pas ça qu'elle voulait faire. Elle avait à la fois bien plus d'ambition et beaucoup moins. Elle voyait dans l'Imagination une dimension passionnante, pleine d'inconnu et d'une infinité de possible. Elle sentait qu'elle la ferait voyager, à l'intérieur comme sur les routes. C'était sa clé. Sa voie. Sa décision était prise. Elle allait quitter le cirque, et se rendre d'elle-même, seule, à pied, s'il le fallait, à Al-Jeit. A l'Académie.

Elle ne partit pas immédiatement. Elle ne voulait pas trahir son cirque, qui avait pris soin d'elle toutes ces années, comme l'avait fait Rod. Et puis, la Rieuse était intelligente : elle savait qu'avec si peu de connaissance sur l'Imagination, elle serait on ne peut plus vulnérable sur les routes. Elle apprit donc tout ce que les Dessinateurs du cirque purent lui apprendre sur les Spires, goûtant comme une liberté nouvelle chaque petite information en plus. Et puis, un an plus tard, elle réunit dans un sac les maigres possessions qu'elle avait et ses économies (pas assez importantes pour acheter un cheval) et elle partit sur les routes.