Un navire immobile sur les océans du vide…
Maison de Granma & Granpa – seize ans et quelques jours. « Lâchez-moi ! Je veux le voir, vous m’entendez ?! Laissez-moi passer ! »
Deux paires de bras l’emprisonnent pour le retenir. Il se débat, Jarod. Sent les larmes lui monter aux yeux. La douleur lui enserre la gorge, fait trembler ses mains et lui brûle la poitrine. Il respire mal – de petites inspirations saccadées, rendues difficiles par la peur qui l’étouffe. Parce que oui, pour la première fois de son existence, Jarod est terrorisé. Il craint l’inconnu, l’avenir. La Mort.
Jarod craint
sa Mort.
A ses côtés, Damian et Granpa tentent désespérément de le canaliser. Le cartographe au visage livide a les yeux bouffis par la fatigue et la tristesse. Il aimerait parler à son fils. Le rassurer, apaiser la souffrance que cette blessure naissante commence tout juste à lui infliger. Mais les mots ne lui montent même pas à la gorge et sa langue, elle, reste farouchement liée. Granpa jette un regard inquiet en direction de son fils – il se demande, lui, qui craquera le premier.
Jarod s’immobilise lorsque la porte de la chambre s’ouvre. Le rêveur en sort, croise le regard de l’adolescent qu’il ne peut supporter ; l’échec est un fardeau. Puissant, pesant. Destructeur, dans le cas présent. Avant que Jarod n’ait eu le temps de réaliser, Granma sort à son tour de la pièce et attrape ses mains.
« Il veut te voir », murmure-t-elle. « Jarod, s’il te plait… Il est fragile. »
Ou comment lui demander de ne pas faire d’esclandres. Les dents serrées, le jeune homme se dégage de son étau et pénètre à son tour dans la pièce.
La lumière qui pénètre par la fenêtre est douce. De ses rayons, elle réchauffe les murs, caresse la commode et illumine le miroir, pour finalement venir s’échouer sur le sommier de bois sombre. Il fait chaud, ici. Il fait bon. Pourquoi dans ce cas tremble-t-il comme une feuille ? A peine rentré, Jarod s’est immobilisé sur le seuil. Il ne parvient pas à détacher ses prunelles du lit et, plus particulièrement, de l’homme qui y est allongé. Que reste-t-il de lui ? Ses yeux vides le jaugent sans réellement le voir. Il est terne, amaigri. Il est faible. Que lui a-t-on fait ? La terreur se mue soudainement en une colère sourde ; il aurait voulu frapper les murs et hurler. Extérioriser la rage qui le consume. Obtenir des réponses à ces questions qu’il se pose depuis des semaines. Le souffle court, Jarod finit par détourner la tête. Il ne peut supporter l’insoutenable.
Faible, à son tour.
« Viens. S’il te plait. »
Il tressaille. Il aurait voulu fuir, ouvrir cette porte et déguerpir. Courir à toutes jambes. Mais pour aller où ? Son avenir n’a jamais été aussi incertain qu’aujourd’hui. Poings serrés, il finit par esquisser quelques pas lourds en direction du lit et s’installe sur les couvertures, prenant garde de ne pas le toucher au passage. Lorsqu’il s’empare en douceur de sa main, Leito ne peut retenir un soupir de soulagement.
Le silence s’épaissit encore quelques minutes. Jarod les yeux rivés sur le mur nacré devant lui, Leito le regard perdu sur le corps de son jumeau. Cherchant ses mots, encore et encore. Il ne s’agit pas de repousser l’inévitable, et encore moins de lui mentir même si, au fond, Leito est persuadé que Jarod a déjà saisi depuis plus longtemps que les autres quelle serait l’issue de cette bataille.
« Pas de blague vaseuse ? Ni de comparaison foireuse ? Un sourire étire ses lèvres sèches. Qui êtes-vous et qu’avez-vous fait de mon frère ? »
« Je pourrais te retourner la question. »
Le ton est plus acerbe qu’il ne l’aurait souhaité. Il n’a pas envie de le blesser ou en tout cas, pas plus qu’il ne l’est déjà… Mais il ne peut s’empêcher de penser que si son frère a voulu le voir, c’est que la fin est là, toute proche. Si proche qu’il a déjà l’impression que sa respiration se fait plus chaotique et que ses poumons cesseront de s’ouvrir d’une minute à l’autre. Il aurait tant de questions à lui poser, tant de reproches à lui faire. Pourquoi ne lui a-t-il rien dit ? Pourquoi avait-il fait semblant pendant si longtemps, ignoré les symptômes d’une maladie qui à présent le ronge complètement ? Au fond, Jarod se sent coupable. Il n’a pas su distinguer les signes ou voir approcher la menace. Il ne l’a pas protégé, lui qui est pourtant le plus âgé des deux.
« Arrête… »
Par un incroyable effort de volonté, Leito parvient à agripper le menton de son frère de sa main libre. Il n’aime pas la douleur qui brille sous ses paupières ni les larmes qu’elles abritent.
« Tu te souviens de ce qu’on s’est dit ? Il y a un an, au lac ? »
Jarod reste silencieux. Trop de douleur, trop d’amertume. Trop de souvenirs qui, au lieu de lui apporter bonheur et plénitude, pulsent aujourd’hui douloureusement au creux de ses veines.
Le sourire de Leito s’élargit, confiant.
« On s’est jurés qu’on ferait nos études à l’Académie. Qu’on irait jusqu’au bout. »
« Leito… »
De son index, Leito barre la bouche de son jumeau.
« Je veux que tu réalises ce rêve. »
« Je ne peux pas. Pas si t’es pas là, ça n’a aucun sens. »
Il secoue la tête. Il n’est prêt à entendre aucune excuse. Pas aujourd’hui.
« Promets le moi. Promets-moi que t’iras là-bas, que tu te battras pour qu’ils vous acceptent, toi, ta discrétion de brûleur et notre Don si particulier. »
Les larmes roulent finalement le long des joues de Jarod, tandis que ses doigts serrent plus forts ceux de son frère.
« C’est promis. »
Murmure. Un hoquet de douleur le surprend alors, déclenchant des pleurs qu’il ne cherche plus à retenir. Lentement, il vient poser sa tête sur le ventre de Leito, lequel caresse maladroitement les bouclettes de son jumeau en lui chuchotant des paroles apaisantes.
Une boule de souffrance au fond de la gorge et les yeux aussi secs que ne le sont ses lèvres.
Les larmes viendront aussi, pour lui.
… Il fait nuit noire, aujourd’hui. La lune est aux abonnées absentes, comme si elle refusait d’être témoin de ce qu’il s’apprête à arriver. Juché sur le toit, à deux mètres de son velux, Jarod admire sans vraiment le voir le ciel aux nuages menaçants. Les bras enroulés autour des genoux qu’il a remontés contre sa poitrine, il attend.
Les larmes ont finalement cessé de couler, comme s’il n’avait plus suffisamment d’eau dans ses canaux lacrymaux pour noyer sa tristesse. Il est éteint. Lui habituellement si vif est morne, vidé de son énergie comme de ses envies.
Une brusque brûlure dans la poitrine. L’impression que son cœur va bondir hors de sa cage thoracique. Deux poumons qui ne parviennent plus à s’ouvrir, un hurlement qui ne dépassera jamais le seuil de ses lèvres. Une dernière larme, unique.
Leito n’est plus.
Et avec lui, c’est une part de Jarod qui s’envole.
Il n’entendra ni les pleurs de ses parents ni les cris de désespoir de sa grand-mère, cette nuit-là. Alors qu’il tente désespérément de faire taire les hurlements de son cœur, une première goutte tombe sur ses cheveux blonds. Puis une autre, avant qu’un éclair ne déchire le ciel d’Al-Jeit.
L’orage n’est pas loin… Peut-être même est-il déjà là.
A contre-courant
Premier cycle – seize à dix-neuf ans.« Bon sang Jarod, qu’est-ce que tu fabriques ? »
« Shhht. Tu vas me griller, espèce d’imbécile ! »
Où en était-il… Ah oui. Concentré, il se doit d’être concentré. Il ne peut doit pas perdre de vue sa cible.
« Et donc, si vous vous intéressez aux contours de ce vase, vous verrez… »
Encore un petit effort, il y est presque…
« … qu’il est parfaitement hermétique, chose rendue possible grâce au travail fait sur le Dessin. De plus… »
Une gerbe d’eau s’extirpe à cet instant du vase pour venir percuter le visage du professeur, ce qui déclenche un fou rire général dans l’amphithéâtre. Jarod est obligé de se tenir à la table pour ne pas tomber sous le coup de son hilarité. Mr Hearder ne rit pas, lui. La surprise est passée, et il fixe à présent le fond de la salle d’un air furieux. Il sait parfaitement qui est l’auteur de cette petite plaisanterie. L’un des rares ici à pouvoir user de son Don avec autant de précision alors qu’il n’est qu’en première année à l’Académie. Le genre d’élèves curieux, doué dans son domaine mais aussi incroyablement insupportable.
« Monsieur Fonciera, vous viendrez me voir à la fin du cours. »
Jarod acquiesce simplement, incapable de prononcer le moindre mot. Personne ici n’est dupe sur ses agissements et pourtant, il n’est pas inquiet. Hearder l’aime bien, au fond. Et il n’a aucune preuve pour le faire plonger, puisque le Don qu’il utilise ne laisse pas à son cher professeur la possibilité de sentir quoi que ce soit dans les Spires, à condition qu’il se concentre suffisamment. Il est encore trop jeune pour avoir le talent et la maîtrise de sa mère à ce sujet.
Épuisé, il se cale contre le dossier de son siège, n’écoutant que d’une oreille distraite les propos de son voisin de table. Il est ici depuis sept mois. Sept mois durant lesquels il a participé aux cours avec plus ou moins de réussite. Sept mois où il a énormément appris, sans pour autant totalement mûrir. Au grand désespoir de ses professeurs et de sa famille, d’ailleurs, et surtout de son père, qui en jouant de ses contacts pour lui permettre de décrocher un entretien de sélection pensait apparemment le voir changer du tout au tout. Sur ce point, l’échec est cuisant. A côté de ça, Jarod n’a toujours pas créé de liens sincères ici. Il s’entend relativement bien avec tout le monde, c’est vrai. Il les amuse avec ses blagues, joue les trouble-fêtes régulièrement, taquine un peu trop fort parfois. Il y a les connaissances, les relations. Il n’y a aucun ami, mais il ne les cherche pas.
Le seul ami qu’il a veille sur lui, désormais.
*
« Allez viens ! On sera rentrés avant minuit, c’est promis ! »
Jarod hausse un sourcil circonspect en direction des trois lascars qui essaient de l’entraîner dans leur balade nocturne. Certes, il n’a rien de prévu ce soir. Certes, une petite promenade ne fait jamais de mal. Le hic, c’est que primo, il y a examen demain matin. Secundo, avec les dernières petites boutades qu’il avait concoctées, la moindre déviation risquerait de donner suffisamment à l’administration pour le renvoyer quelques jours. Et ça, ce n’est juste pas envisageable.
« Nope, désolé les gars, mais je passe pour cette fois. Amusez-vous bien ! »
Lui-même n’est pas très convaincu, alors quant à être convaincant…
« Roh allez, fais pas ta poule mouillée ! »
« Y aura de la bière. »
« Et Noelia. »
Noelia. La plus belle fille de la classe et accessoirement, celle pour qui le cœur de Jarod a tendance à balancer depuis la rentrée.
« Ça va, ça va. Poussez-vous. »
Il joue des coudes et passe par la fenêtre, bientôt rejoint par les autres. Bras dessus, bras dessous, ils filent en direction du centre-ville.
…« Fieeer comme un Prince des meeeers… »
C’est faux. C’est criant. C’est tout, sauf sobre. L’Empire tourne, ce soir. Ses appuis vacillent et il tangue dangereusement, va dire bonsoir aux murs de temps à autre lorsqu’il aligne trois pas correct, pour finalement se laisser choir sur le trottoir. Il ne sait pas où il est – et il est seul. Infiniment seul. Les autres l’ont laissé tomber il y a une demi-heure, alors qu’il commençait un concours de pintes avec un inconnu du bar. Réflexion faite, il avait mis une raclée à cet imbécile en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Le seul souci, c’est qu’il ne connaît absolument plus le chemin pour rentrer à l’Académie. Et qu’il n’a pas vu Noelia de la soirée.
« Tout va bien ? »
Il lève les yeux vers l’inconnue. Son image est trouble, mais il peut quand même apercevoir l’éclat rougeoyant de ses cheveux. Elle a l’air joli, cette fille. Elle doit avoir à peu près son âge. Mais surtout, elle le regarde intensément, avec une inquiétude qui vue d’ici semble sincère. Voyant qu’il ne répond pas, elle s’agenouille devant lui, plaçant l’émeraude de ses prunelles à la hauteur de celles de Jarod.
« Je m’appelle Soline. Et toi, c’est ? »
Il ouvre la bouche. La referme. Il a du mal à parler maintenant, lui qui chantait encore quelques minutes plus tôt.
« Ja… Jarod. »
Elle sourit. Elle n’en a pas seulement l’air, elle est jolie.
« Eh bien Jarod, je crois que si tu continues à chanter le ciel nous tombera sur la tête d’ici peu. »
Elle l’aide à se relever, tâche rendue difficile par le manque d’entrain évident du jeune homme.
« Où est-ce que je te dépose ? »
« Dans mon lit. »
Elle lève les yeux au ciel, ce qui tire un sourire à Jarod.
« Sur les marches de l’Académie, ça ira. »
« Alors on y va ! Mais je te préviens, si tu tentes de m’embrasser, je te lâche dans le caniveau. »
Le Navigateur éclate de rire, mais ne répond rien. Il sait parfaitement que si une telle chose devait se produire, il n’aurait pas besoin de la permission de Soline pour passer à l’acte.
*
Deuxième cycle – dix-neuf à vingt-et-un ans. Il y a quelque chose de particulier dans cet endroit. Outre le fait qu’il fasse froid à geler à peu près n’importe quoi, ce sont ces paysages enneigés qui l’émeuvent le plus. Les paysages, et ce silence. Voilà trois mois que Jarod vogue entre les plaines immaculées des Marches du Nord, en compagnie de deux élèves et d’un professeur de l’Académie. A eux quatre, ils mènent une étude (trop) sérieuse sur les Hiatus du grand Nord – autrement dit, ces lieux où il est impossible d’effectuer le moindre dessin et pour lesquels personne n’a pour l’instant trouvé d’explication plausible.
Si Jarod trouve les recherches intéressantes, il est vrai que son moment préféré de la journée reste celui de la soirée, au cours de laquelle il retrouve systématiquement les Frontaliers de La Citadelle pour un apéritif disons… Haut en couleurs.
Et en bière moussante, aussi.
« Jarod ! On se demandait si tu t’étais pas transformé en bonhomme de neige quelque part. »
La remarque tire un sourire au Navigateur, qui attrape d’une main reconnaissante la chope de bière qu’on lui tend.
« Ca va les gars, je sais que vous m’adorez, mais je trouve que vous poussez l’admiration un peu loin là ! »
« Non mais écoutez-le ! Tu veux qu’on te rappelle la nuit dernière, face de crevette ? »
Des rires lézardent les murs de la Taverne. Chacun de ces hommes fait facilement une voire deux têtes de plus que lui, et pourrait aisément le briser en deux avant qu’il ne songe même à utiliser son Don mais étrangement, cette idée ne l’effraie pas. Il ne s’est jamais senti aussi bien entouré qu’avec des gars-là ; c’est peut-être la raison pour laquelle il ne se démonte pas.
« Ouais, ouais. De bien belles paroles. En attendant, il a quand même fallu attendre le troisième adversaire avant que vous me ramassiez à la petite cuillère ! »
L’un d’entre eux finit par tendre son verre dans sa direction.
« Tu parles trop et tu trinques pas assez ! »
« Ah ! Première phrase censée de la soirée ! »
En riant, Jarod vient faire claquer sa choppe contre celui du Frontalier avant de la porter à ses lèvres.
Demain, il faudra reprendre les recherches et, d’ici quelques temps, rentrer à Al-Jeit.
Pour l’heure, contentons-nous de trinquer.
*
Troisième cycle, Le Pollimage et autres fleuves Alaviriens – Vingt-deux à vingt-six ans.Et le grand mât s’élève, fier, tandis qu’un marin suspendu à son bois défait la grande voile ; le quai s’éloigne, encore une fois. Rêveur, Jarod met une main en visière pour avoir une vue sur le pont grouillant. Grouillant de vie, grouillant de monde, grouillant de cris et d’ordres lancés à la volée. Chacun connaît sur le bout des doigts le rôle qui lui est attribué ; et les silhouettes glissent, s’effleurent, claques amicales données dans le dos et sourires parfois édentés fleurissant.
Jarod est toujours impressionné par les départs de l’Albatros. Huit mois qu’il les observe, les analyse, prend des notes et questionne, et il reste pourtant une part de magie qu’il n’arrive pas à s’accaparer. Un spectacle plus enivrant à chaque fois, une représentation qui pour l’heure ne devrait pas tarder à commencer. Un grincement attire son attention et il se précipite vers le bastingage juste à temps pour voir les aubes se mettre à tourner. Un effort de concentration lui permet de percevoir le dessin du maître navigateur, pourtant hors de sa vue. Eliane Fonciera recherche toujours le calme pour les départs, laissant son navire au bon soin de son équipage tandis qu’elle se retire dans sa cabine pour utiliser son Don. Silencieux, Jarod observe un moment le mouvement circulaire des aubes, décèle certains détails qui jusque-là lui avaient encore échappé. Le vent tourne subitement, gonflant ainsi la grande voile tandis que le navire accélère. Un sourire illumine son visage à cette sensation ; contre-courant ou non, aucune différence pour sa mère… Et c’est sans doute cela qui l’impressionne le plus.
Il consigne ses notes dans le petit carnet de cuir qu’il garde constamment dans sa poche, sait-on jamais. Toutes ces informations lui seront utiles pour la thèse qu’il a choisi de réaliser pour son troisième cycle et qui porte exclusivement sur le Don de Navigateur. Quoi de plus logique, lorsque lui-même le maîtrise et qu’il a à disposition de quoi trouver les informations qui lui manquent ? Il a prévu de passer un an sur l’Albatros. Peut-être plus, si cela s’avère nécessaire. En vérité, il n’est pas pressé de partir et encore moins de retrouver la terre ferme. Il a beau adorer les études qu’il mène, il n’en reste pas moins un Navigateur dans l’âme, lui aussi… Prunelles dérivant sur les flots du Pollimage, il songe un moment à ce qu’il adviendrait de lui s’il décidait de tout lâcher maintenant. Il s’est battu corps et âme pour en arriver là ; pour lui, certes, mais aussi pour les élèves à venir. Dans un enseignement où les Dons dérivés du Dessin ne sont pas toujours bien vus, lui a toujours bataillé pour avoir l’occasion de transmettre ses connaissances à ce sujet. Tant pis si cela lui valait cernes, disputes et moments de doutes. D’apparence, Jarod Fonciera ne s’est jamais laissé abattre et c’est tout ce qui compte.
« Alors, bande de crevettes grises ! Elle avance, cette carlingue ? Vous croyez que le pont va se nettoyer tout seul ? Au boulot, et qu’ça saute ! Je vous paye pas à vous curer les chicots toute la journée, fainéants que vous êtes ! »
Une série de cris d’approbation suivent la déclaration du Capitaine. Gracile, Eliane dévale les quelques marches qui la séparent du pont principal et se faufile entre les marins pour rejoindre Jarod. Il ne peut s’empêcher d’admirer cette femme, ses longs cheveux blonds et son regard électrique. Il émane d’elle une puissance et une affirmation qu’il a rarement vu ailleurs… Eliane impressionne et marque, quels que soient les endroits où elle passe et les gens qu’elle rencontre. Elle effraie, bien souvent. Et s’il ne la connaissait pas, elle le ferait sans doute frémir aussi.
« Vous avez oublié votre fouet en cabine, Capitaine. »
Elle éclate de rire et claque un baiser sur la barbe naissante de son fils. Elle aime l’avoir ici, plus qu’elle ne pourra jamais l’avouer.
« Si tu ne leur montres pas un peu d’autorité, ça devient vite ingérable. Pire qu’une concentration de Thüls dans une Taverne un soir de fête ! »
Jarod hausse un sourcil à cette comparaison. Les Navigateurs peuvent être fêtards quand ils le veulent, il en a encore eu la preuve il y a deux jours de cela.
« J’ai deux questions pour toi. »
Elle pose un index impérieux sur sa bouche, l’empêchant de poursuivre.
« Plus tard. Il faut que je retourne en cabine si je ne veux pas qu’on finisse échoués dans un coin perdu. Tu te joins à moi, bien entendu ? »
Sans lui laisser le temps de répondre, Eliane s’élance en direction de la poupe de navire, sourire aux lèvres et tempête de cheveux blonds à l’appui. Jarod la suit des yeux, incertain. Il a beau avoir les capacités pour, jamais encore sa mère ne lui a proposé de mener le bateau en sa compagnie. Pourtant cette occasion lui permettrait d’une part, d’améliorer ses capacités et d’autre part, d’obtenir des informations supplémentaires pour sa thèse...
Dix secondes, peut-être moins. D’un pas décidé, Jarod traverse le pont et pénètre dans la cabine du maître navigateur.
Sur le vent de cette passion qui enfle nos voiles
Premier cours à l’Académie – Vingt-six ans et toutes ses dents. La thèse ne sera bientôt qu’une histoire ancienne. D’ici un mois, il en aura fini avec ses écrits et démonstrations sur le Don de Navigateur. Ses recherches lui auront finalement pris plus de temps que prévu même si, au bout de deux ans sur l’Albatros, il s’était résigné à rejoindre Al-Jeit et à les poursuivre sur la terre ferme. Quatre ans de travail pour un diplôme de plus. Quatre ans de dure labeur pour qu’il se retrouve finalement assis là, les fesses posées sur le bureau de la salle, à écouter les explications que le professeur Hearder donne aux premières années. Il doit avoir l’air étrangement niais, à sourire ainsi. Mais Jarod a encore en tête les souvenirs de ses débuts laborieux à l’Académie et des quatre cents coups qu’il a pu faire en l’espace de six ans. Il s’est assagi, depuis. Enfin il fait semblant.
« Qui peut me dire comment se catégorisent les Spires ? »
Deux mains se lèvent et une réponse est donnée, mais Jarod ne l’entend pas. Les yeux rivés sur le fond de la classe, il observe deux étudiants se chamailler. Elle, en particulier, semble relativement énervée lorsqu’elle assène une claque sur le sommet du crâne de son voisin de table, tirant un haussement de sourcils amusé au Navigateur. Elle croise son regard et, au lieu de se détourner, le soutient avec fermeté. Peur de rien en plus de ça… Voilà qui promet d’être intéressant.
« Jarod m’accompagnera durant la séance. Mettez-vous par groupes de trois ou quatre et commencez l’exercice, nous passerons dans les groupes pour répondre aux questions et corriger les erreurs. »
Si erreur il y a, bien entendu. D’un pas nonchalant, le Navigateur se dirige vers la table où s’est constitué un groupe de trois personnes, dont la jolie brune. Il n’est plus qu’à un mètre d’eux lorsque les premiers éclats de voix lui parviennent.
« Tu dis n’importe quoi comme d’habitude, Joris. »
« Arrête, Elie. Tout le monde sait que tu lui baves dessus depuis deux semaines. »
« Je ne bave pas. Et j’aimerais bien connaître le nom des personnes qui t’ont dit ça, voir si elles maintiennent cette version devant moi. »
Le sourire de Jarod s’accentue. Décidément, cette « Elie » a l’air d’avoir un sacré caractère.
« Je peux vous aider ? »
Une fois encore, ambre et azur s’accrochent. Dans un mouvement de tête impérieux, Elie reprend la parole.
« Non merci, on se débrouille. »
« Vraiment ? Montrez-moi ce que vous avez fait, dans ce cas. »
Elle se décale pour laisser Jarod s’approcher de la table où un vase – une espèce de poterie difforme, dirons-nous – est posée. Une moue taquine déforme ses traits lorsqu’il aperçoit l’œuvre des étudiants.
« Pas mal pour un premier jet. Si vous avez fait ça avec vos pieds, bien entendu. »
« Elyssa a tenté avec les dents, mais le résultat était encore pire. »
Le regard noir qu’elle lui balance n’annonce rien de bon. Et cette hypothèse se vérifie lorsque qu’un seau d’eau se matérialise au-dessus de l’importun ; Plus rapide, Jarod use de son don avant que le liquide – glacé, du moins il imagine – n’atteigne Joris, envoyant valser le seau dans un coin de la salle au passage. Les conversations cessent brusquement et tous les regards se tournent vers eux.
« Ce n’est rien, continuez l’exercice. »
Il croise le regard suspicieux de Hearder mais ne s’en formalise pas, et se permet même d’ajouter un sourire à l’expression rassurante de son visage – expression qui se mue en une mine à la fois intriguée et agacée lorsqu’il se tourne vers Elyssa.
« Ça t’arrive souvent d’arroser tes camarades ? »
Joris, les yeux exorbités, n’ose plus rien dire tandis que son camarade s’en donne à cœur joie.
« Et encore il a eu de la chance, c’était que de l’eau cette fois ! »
Vu la tête abasourdie d’Elyssa, Jarod aurait tendance à dire que cet excès de zèle n’était pas forcément prévu – et encore moins devant lui. Un sourire illumine finalement son visage.
« Don capricieux… Je vois. Il désigne du menton leur désastreux essai. Et si on s’y remettait ? Elyssa, tu commences. Et s’il te plait au prochain coup, tâche de m’éviter. Pour une fois que je fais un effort en mettant une chemise neuve… »
Le clin d’œil complice qu’il lui adresse est là pour lui confirmer qu’il a déjà passé l’éponge.
« Alors, retenez bien le plus important… »
Ce cours s’annonce intéressant, finalement.
*
Académie d’Al-Jeit – aujourd’hui. Ses clés. Il a oublié ses clés à la Taverne de Soline. Pestant et soupirant, Jarod se hâte dans les couloirs qui mènent à sa salle de cours. Il n’a que dix minutes de retard, pas de quoi en faire tout un drame… Ils finiront bien par s’y habituer, de toute manière. Un virage à droite, deux à gauche, pour qu’il s’immobilise finalement devant une porte de bois clair. Le vacarme qui se cache derrière ces murs lui assurent que ses élèves n’ont pas levé le camp – bon point – mais aussi qu’ils sont remontés comme des pendules – mauvais point ça, surtout vu l’intitulé du premier cours.
Il pousse le battant d’un mouvement brusque et pénètre dans la pièce, avant qu’il ne balance sa sacoche en direction du bureau pour se tourner plus rapidement vers les étudiants qui l’observent d’un air à la fois médusé et – il l’espère – curieux.
« Bonjour à tous. Tout d’abord veuillez excusez mon impardonnable retard, mais une chose importante a retenu toute mon attention… »
Drôle de manière d’envisager un blanc de poulet au curry. Un sourire amusé sur le visage, Jarod parcourt la salle des yeux.
« Je suis particulièrement ravi d’être parmi vous aujourd’hui. Certains visages me sont familiers, d’autres non alors, pour ceux qui ne me connaissent pas, je suis Jarod Fonciera, professeur de ce cours exclusivement consacré au Don de Navigateur. C’est ma première année en études supérieures, mais je reste persuadé que vous ferez d’excellents cobayes. »
Quelques rires fusent. D’un pas lent, il s’approche du premier rang, s’inspire des expressions intrigués de certains et des coups d’œil envieux d’autres avant de reprendre.
« J’étais encore à votre place il n’y a pas si longtemps et me connaissant, j’aurais été en train de me dire « Ca y est, encore un cours d’histoire, sans pratique et affreusement long… ». Il lève les yeux au ciel en mimant une grimace exagérée. Je suis certain qu’il y en a qui pensent ainsi, et croyez-moi je ne leur en voudrais pas. Mais pour ces personnes-là… Laissez-moi vous dire que vous vous trompez, et pas qu’un peu. »
Il remonte finalement sur l’estrade en haut de laquelle il s’approche dangereusement du bord, conscient qu’il a à présent l’attention de toute la salle.
« Vous êtes les acteurs de ce cours. Vous et vous seuls. Je vous ai quelque peu menti en m’affirmant professeur, il y a deux minutes. Je ne suis là que pour vous guider. Le reste vous appartient, définitivement. »
Il s’assoit sur le parquet, laissant ses jambes se délier.
« Je pourrais commencer par le tour de tables afin que vous vous présentiez, mais ce n’est pas ainsi que j’ai l’habitude d’apprendre à connaître les gens. Aussi me contenterai-je de vous poser une simple question. Il se tait quelques secondes, les yeux brillants. Pourquoi dessinez-vous ? »
Les étudiants se regardent, interloqués. Ils ne savent comment réagir devant ce professeur qui ne ressemble en rien à ceux qu’ils ont eu jusqu’à présent.
« Ne soyez pas timides… J’ai déjà mangé, je vous assure que je ne vous ferai rien. »
Une main audacieuse se lève alors.
« Pour repousser les limites de notre imagination ? »
« Bien ! Créativité, donc. Il est vrai qu’il est bien souvent nécessaire d’avoir plus d’imagination qu’une crevette des sables. »
Satisfait, Jarod pointe une deuxième main dans l’assemblée.
« Parce qu’on le peut ? »
La remarque attise l’hilarité du groupe et fait sourire le Navigateur.
« Bien vu, mon cher ami. Le Pouvoir est important, lui aussi. »
Une petite brune du premier rang, qui semble plus timide que les autres, finit par lever la main à son tour.
« Parce qu’on veut faire basculer notre imagination dans la réalité. Parce qu’on veut créer et contrôler nos créations. »
Jarod penche légèrement la tête de côté à cette remarque et laisse planer un instant de silence. Il se lève finalement, entrainant dans son enthousiasme le long manteau qu’il n’a pas pris le temps d’enlever.
« Votre volonté vous définit ou du moins, définit ce dont vous êtes capables. A bien y regarder, vous ne pouvez ni ne créez sans le vouloir ce pourquoi dans ce cours, et au travers du Don de Navigateur, nous travaillerons sur votre volonté de façon individuelle. Il se tait, laisse un nouveau sourire s’étendre sur ses lèvres. Il ressemble à un gosse de cinq ans, vu comme ça. Couvrez-vous, nous sortons. Aujourd’hui, j’ai une surprise pour vous. »
La joie de cette annonce est visible à des kilomètres à la ronde. En tête de la petite troupe, Jarod se dirige droit vers l’entrée de l’Académie des Dessinateurs.
Droit vers Al-Jeit et ses mille et une facettes.