Oh bon sang. Pitié. Faites que cela s’arrête.
Un bourdonnement incessant résonnait dans l’oreille gauche de Stormer. L’origine en était un gentilhomme joufflu dont le teint rosé aurait presque fait passer son visage pour celui d’un nourrisson. Haki Til’Comen. Ayant d’abord engagé le marchombre pour protéger son convoi, il avait fini — la Dame seule savait comment — par prendre Stormer en affection. Et ce n’était pas faute d’être amène ! Il était aussi glacial qu’à son habitude, voire littéralement sec par moments, irrité par le babillage constant de son employeur. Mais voilà, Haki l’aimait bien. Et de simple éclaireur, il était en passe de finir garde du corps… Ou homme de compagnie ! Stormer manqua de grimacer à cette idée.
« Vous rendez-vous compte, Monsieur Sto ? Un duel de Dessinateurs ! Alors naturellement, j’ai parié sur le plus petit des deux. Je suis un homme censé ! Naturellement que la stature ne compte pas lorsque l’on a affaire à l’Imagination ! Mais il s’est alors avéré que le plus grand venait de… Oh, je ne me rappelle guère du nom, mais vous voyez, une de ces cités barbares du Continent de l’Est ? Là-bas, leur Art est drastiquement différent ; il consiste à donner des ordres, et non pas à Dessiner ! Donc évidemment, le plus grand a gagné ! Et, évidemment, j’ai perdu toute ma mise ! Non pas que cela me mette en difficulté financière — ho, ho, ho ! —, mais tout de même ! J’appelle cela de la triche ! Du baratin ! De la truanderie pure et simple ! »
Par le sang des Figés, prenait-il seulement le temps de respirer ?! Assis sur le banc de la calèche, Stormer jeta un œil en direction de sa monture. Il ne put retenir un soupir de soulagement en constatant qu’elle avait assez récupéré, trottinant gaiement sur le côté du convoi. Le marchombre se leva et attira l’attention de la jument par un doux sifflement. Celle-ci lui répondit par un hennissement et se rapprocha de la calèche, permettant à son cavalier de l’enfourcher.
Le voyant procéder, Haki s’offusqua.
« Mais enfin ! Restez avec moi ! Je n’ai pas terminé mon récit !
— Non, ma monture a assez récupéré. Je vais faire ce pourquoi vous m’embauchez, rétorqua le marchombre en flattant l’encolure de sa jument.
— Ce que vous pouvez être protocolaire ! Cette route est sûre, et même dans le cas où… s’interrompit-il, voyant Stormer partir. Monsieur Sto ! »
Galopant en amont du convoi, l’homme aux cheveux blancs soupira et adressa quelques mots à sa monture.
« Ah, si tu savais à quel point tu me sauves, ma belle… »
Vivement l’arrivée à la ville portuaire… Le contrat de Stormer devait s’y terminer et lui rapporter une belle petite somme d’argent. Et ceci était bien la raison pour laquelle il prenait autant sur lui à supporter Haki. Son amie Splith et lui allaient enfin pouvoir faire cette expédition en territoire Raï ! Sans cesse reportée à cause d’un problème ou d’un autre, le marchombre était presque en passe de devenir superstitieux. Sa seule évocation valait aux deux amis de finir dans un quiproquo avec des bandits ! Mais bon, Stormer n’était pas superstitieux.
Et cette fois tout allait bien se passer.
*
« Pardon ? »
Haki déglutit sous le regard du marchombre, plus glacial que jamais. Il manipula une bague dans ses mains quelques instants, juste le temps de reprendre contenance. Puis il sortit un mouchoir en tissu et s’épongea le front, regardant autour de lui. Il y avait du monde autour d’eux, Monsieur Sto ne pourrait rien lui faire… Enfin, il espérait. Ce n’était peut-être pas une si bonne idée de rouler un marchombre…
« J’ai dit, commença Haki en couinant, que le contrat se termine demain, après l’embarquement. Nous avions convenu d’une durée de vingt-et-un jour, n’est-ce pas ?
— Vous n’aviez nullement parlé d’embarquement.
— Mais j’ai besoin de votre protection ! Le Grand Océan du Sud n’est pas sûr, avec tous ces Alines qui y rôdent !
— Mon salaire, maintenant, réclama Stormer sur le même ton, tendant sa main.
— Hors de question ! Nous n’en sommes même pas à la fin du vingtième jour !
— Mon salaire, répéta l’homme aux cheveux blancs, laissant dépasser de sa manche le tranchant scintillant d’une lame.
— Mais… Mais vous ne pouvez pas faire ça ! Il y a des témoins ! bafouilla le filou. Et je répandrai la rumeur que vous n’êtes pas un homme de confiance !
— Vous ne connaissez même pas mon nom. »
Constatant que la situation lui échappait, Haki comprit qu’il devait changer d’approche. Il se tamponna les tempes, épongeant la sueur qui s’y logeait, avant de se composer un sourire forcé.
« Je… Je… Je vous ai payé une place dans l’excursion exprès ! Elles sont extrêmement chères, vous savez ! »
Son insistance ne plut pas à Stormer, lequel rapprocha sa lame de la gorge du gentilhomme. Haki glapit, attirant quelques regards. Le marchombre cessa la pression et croisa les bras, faisant mine de rien. Il réfléchit, se demandant comment tourner la situation à son avantage. Il n’était pas question qu’il embarquât avec Haki ! A moins que…
« J’avais rendez-vous avec quelqu’un dans cette ville, cela est bien embêtant. Seriez-vous prêt à payer une autre place ?
— Oui, oui ! s’exclama Haki, répondant sans hésiter. Tenez, j’en avais une pour mon siffleur de compagnie mais le capitaine m’a refusé le droit de l’emmener ! Vous viendrez avec moi, n’est-ce pas ? Vous me protégerez ? »
Stormer marqua un temps avant de subtiliser les deux billets de la main du filou. Sans même le regarder, il se leva de table et lança :
« Selon mon humeur !
— Attendez, où allez-vous ?! Vous devez rester me protéger !
— Vous vous trouvez dans l’auberge la plus prestigieuse de la ville. Restez-y et tout ira bien. Je dois seulement prévenir mon amie du changement de programme, vous comprenez. »
Sur ces mots, le marchombre n’attendit pas de réponse et tourna les talons. Il écrivit une lettre à son amie et alla la poster avant de se rendre sur les lieux de l’embarquement. A la vue du navire, il haussa les sourcils. En effet, ce n’était pas le premier prix. Bon, disons que ce serait l’occasion. Mais bon sang, il allait vraiment finir par croire que son expédition chez les Raïs était maudite.
Le lendemain, il revint donc avec Haki pour l’embarquement, espérant apercevoir Splith parmi les passagers...
- Lettre à Splith:
Chère Splith,
Haki Til’Comen m’a roulé. Son contrat se termine durant le premier jour de sa croisière, et il ne me donnera mon salaire qu’à ce moment. J’ai fort hésiter à l’envoyer promener et à lui subtiliser sa bourse, mais il m’a donné deux billets pour sa croisière de luxe. Cela pourrait être l’occasion de voir à quoi ce genre de voyage ressemble. Je te joins le billet à ma missive, en espérant que tu la reçoives à temps.
A bientôt j’espère,
Stormer.