Aöwen était accoudée à la fenêtre de sa salle de classe, repensant à ce rêve étrange qu'elle avait fait le matin même... Elle s'était imaginée partir à l'aventure avec des compagnons d'arme, mais les noms ne lui revenaient pas en tête... Il y avait une Dessinatrice au ton pincé, un autre Dessinateur dont les yeux reflétaient une assurance presque provocante et une femme aux allures félines et aux sourires discrets... Des bribes du rêve lui revenaient en mémoire : une auberge, un repas, des rires gras d'hommes saouls, un recrutement, un combat, une petite chevalière soularde, un grand homme aux mains pleines de cicatrices et une jeune femme qui paraissait avoir le même âge qu'elle malgré l'épée qui pendait à sa ceinture et son air déterminé, une chute, un pari, une mêlée générale. Le rêve s'achevait loin de la scène de l'auberge, sur les rives du Pollimage, alors qu'elle parlait à une jeune femme rousse et qu'une soudaine bourrasque de vents la fit se réveiller en sursaut...

- Un rêve...? Ça semblait si réel... murmura-t-elle pour elle-même, alors que la fin de son cours donnait le feu vert pour entamer quelques recherches, histoire d'être sûre...

Une fois sortie de l'enceinte de l'Académie, elle se dirigea vers une de ces rues bondées de monde où trônaient moult échoppes et auberges en tout genre.
Un son provenant de sa droite l'interpella ; une belle jeune femme jouait harmonieusement de l'instrument, tout en chantant, sur une sorte de plateau au centre d'une salle où se sustentaient et buvaient calmement des hommes et des femmes aux allures moins délabrées et soulardes que ce à quoi les sons provenant des autres auberges l'avaient habituée à fuir.

Elle se décida à entrer dans ce lieu aux apparences charmantes et après un rapide coup d’œil circulaire, s’assit à une table proche d'une des multiples fenêtres donnant sur la rue, lui rappelant que la sortie n'était pas très loin en cas de pépin, et qu'elle pouvait ouvrir la fenêtre si l'air se faisait trop pesant.

Pour cette jeune Dessinatrice qui n'était pas très à l'aise avec les mondanités et les lieux bondés, c'était le minimum vital.

Faute de place, elle devait partager sa table avec quelqu'un, un homme d'apparence mûre, et qui semblait particulièrement absorbé par la scène. Quelque chose chez cet homme parût vraiment étranger à la jeune femme... Si elle était un animal, on aurait pu dire qu'elle sentait une odeur particulière, mais voilà, ce n'était qu'une simple Alavirienne, dont les relations sociales étaient tellement inexistantes, que la présence d'un camarade de classe pourrait sembler aussi peu familière que celle de l'homme en face d'elle...
Se renfrognant à cette pensée, bien consciente de ses défauts, elle esquissa un sourire timide et un « Bonsoir » à voix basse, pour ne pas gêner la concentration du bonhomme.

Puis elle porta à nouveau son regard sur l'estrade et laissa son esprit vagabonder une nouvelle fois vers ce rêve étrange d'une auberge où l'ambiance était tout autre que celle-ci et du départ qui s'était ensuivi.

*Un jour, assurément* se promit-elle.

Absorbé par le récital, Ikaro ne sentit qu'à la toute dernière seconde qu'une personne s'était approchée de la table qu'il occupait et s'adressait à lui. Sortant soudain de sa transe et dans un pur réflexe, conditionné par des années de traque, il porta vivement la main à sa hanche où il portait toujours, autrefois, un couteau. Et dans le même temps, il se morigéna de son manque de vigilance :
*Gast ! Crétin va ! Comment espères-tu survivre si tu ne fais pas attention à ce qu'il se passe autour de toi !*
Sa main ne rencontrant que du vide, il lui fallut une demi-seconde supplémentaire pour retrouver le fil de sa vie réelle et se rappeler qu'il n'avait pas d'arme sur lui et qu'il était désormais hors de portée de ses chasseurs,... apparemment.
La jeune femme qui se tenait devant lui était d'une grande beauté, de celles qu'on oublie pas quand on la croise, contrastant avec l'apparente timidité dont elle faisait montre à l'instant. De fait, Ikaro eut immédiatement la sensation d'un visage connu, et tandis qu'elle faisait mine de s'asseoir, se souvint l'avoir aperçue dans les travées de l'Académie.
Conscient soudain de son expression hébétée, il se recomposa rapidement une contenance et lui adressa un sourire en l'invitant à prendre place sur l'un des sièges vacants.
- Bonsoir, bien-sûr, il n'y a personne, dit-il, tout en se disant que c'était d'une banalité sans nom.
Jetant un rapide coup d'oeil autour de lui, il constata que la salle était bondée, ce qui expliquait que la jeune femme ait jeté son dévolu sur la dernière table presque inoccupée.
Puis, ne voulant pas passer pour un rustre et afin de se racheter de sa réaction un peu brusque, il tenta d'engager la conversation.
- Pardonnez ma brusquerie, je ne vous ai pas vue arriver, je peux vous offrir un verre ? Vous êtes étudiante à l'Académie, n'est-ce pas ?
Il parlait d'une voix douce de baryton, teinté d'un léger accent du Sud de la France dont il n'avait jamais réussi à se départir malgré ses années d'errances.

L'homme, qu'elle avait aperçu du coin de l’œil adopter une posture défensive, s'était renfrogné et la fixait désormais d'un œil inquisiteur.
*C'était peut-être une mauvaise idée finalement*
Mal à l'aise, Aöwen s'agita sur son siège et fit mine de se lever avec pour objectif en tête de quitter l'auberge pour rentrer chez elle.
Elle n'eut toutefois pas le temps de mettre assez de force dans ses jambes, que l'homme l'interpella :
- Pardonnez ma brusquerie, je ne vous ai pas vue arriver, je peux vous offrir un verre ? Vous êtes étudiante à l'Académie, n'est-ce pas ?
À la mention de l'Académie, la Dessinatrice se rasséréna, le ton de l'inconnu était engageant et s'y dénotait une touche mystérieuse qui la captiva.

Elle reporta alors son attention sur cet homme et commença à en imprimer les traits dans sa mémoire.
C'était un homme au visage dur et impassible, quelque chose de froid s'en dégageait, ce qui contrastait totalement avec sa voix. Sans cette note accueillante, la jeune femme aurait déjà déguerpie... Pourtant, elle n'était pas peureuse, mais les hommes lui inspiraient plus de méfiance qu'autre chose, et le regard de celui-là était particulièrement intimidant. Mais Aöwen avait connu elle aussi des passes sombres et elle trouvait le regard bleu et glacé de son interlocuteur particulièrement élégant. Le contraste poivre et sel de ses cheveux lui confirmait son à priori quant à la maturité du monsieur, ainsi que sa pilosité faciale... agréablement soignée. La jeune femme était indifférente à ses camarades de classe et autres fréquentations de son âge qu'elle trouvait puérils. L'homme en face d'elle en revanche était charmant. Cela s'arrêtait toutefois là.
Une cicatrice venait balafrer le visage de l'étranger, ce qui, conjuguée à ses traits durs, soulignait sans doute possible un passé compliqué. Son accent particulier confirmait également qu'il ne venait pas de la pacifique cité d'Al-Jeit, pourtant il l'avait reconnue comme étant originaire de l'Académie...

S'armant de courage, elle répondit simplement :
- Ce sera un verre de lait, alors. Mais dites-moi plutôt.. seriez-vous un professeur de l'Académie ?
En effet, l'Académie d'Al-Jeit était si grande et si réputée que prétendre en connaître l'intégralité des élèves, du personnel ou des professeurs serait au-delà même d'une immense vanité et d'une grande imbécilité.
L'âge mûr de l'homme ne permit pas à l’étudiante de l'imaginer comme autrement que professeur. Un comble pour une Dessinatrice que de manquer d'imagination !

Ikaro leva un sourcil, mi-amusé mi-étonné :
"Un verre de lait ... voilà qui est bien singulier ... et tellement rafraichissant"
Il lui donnait guère plus d'une petite vingtaine d'années, peut-être moins, sachant que la plupart des élèves de l'Académie n'avaient pas encore atteint la majorité ... enfin, en France, car ici songea-t'il, il n'en allait peut-être pas de même, et d'ailleurs il ne s'était pas vraiment posé la question encore.
- Avec plaisir Mademoiselle, dit-il en souriant, tandis qu'il levait le bras et agitait la main afin d'attirer l'attention de la serveuse.
Laissant volontairement en suspens la question de la jeune femme il cherchait des yeux la serveuse parmi les clients de l'établissement. Il ne put ignorer ce-faisant les regards furtifs de quelques hommes en direction de Aöwen, mais préféra ne pas s'y attarder. La serveuse le vit rapidement et s'approcha de la table pour prendre sa commande :
-Un verre de lait pour la demoiselle, s'il vous plait !
- Tout de suite Monsieur.
Puis Ikaro se renfonça dans son siège et reporta son attention sur Aöwen.
- Non, je ne suis qu'un modeste étudiant, dit-il, je suis arrivé il y a quelques mois déjà, je m'appelle Ikaro. Je vous ai aperçue une fois dans une salle de cours.
Devançant la question muette qui invariablement lui était posée à chaque fois qu'il annonçait son statut d'étudiant, il ajouta d'un ton badin :
- Oui, je sais ce que vous allez dire : qu'est-ce qu'il fiche là à son âge ? Et bien disons que j'ai accumulé un peu de retard, que je tente de rattraper maintenant ... Il n'est jamais trop tard pour bien faire.

L'homme accepta en souriant et commanda un verre de lait à une serveuse située non loin. C'était étrange la façon dont le contraste entre ses sourires et ses traits durs le rajeunissait pendant un instant. Difficile de dire quel était vraiment son âge.. Avait-il une petite trentaine ou avait-il plutôt entamé sa quarantaine ? La Dessinatrice se plongeait de plus en plus dans ce type d'interrogations lorsque le principal concerné interrompit ses pensées :
- Non, je ne suis qu'un modeste étudiant, dit-il, je suis arrivé il y a quelques mois déjà, je m'appelle Ikaro. Je vous ai aperçue une fois dans une salle de cours.
Ikaro... Le nom ne lui disait décidément rien de particulier. Il avait une sonorité plutôt typique pour un homme alavirien. Elle fut quelque peu déçue que son nom n'en dévoilait pas davantage sur cette aura mystérieuse et non familière qui se dégageait de lui.
- Oui, je sais ce que vous allez dire : qu'est-ce qu'il fiche là à son âge ? Et bien disons que j'ai accumulé un peu de retard, que je tente de rattraper maintenant ... Il n'est jamais trop tard pour bien faire.
Amusée par l'anticipation, la Dessinatrice rassura son partenaire de tablée :
- Oh ! Non, je ne pensais pas vraiment à ça. De toute évidence, votre âge doit représenter un sacré mystère pour la plupart des gens !
Sans en dire plus concernant cette probablement curieuse remarque, elle se recentra sur le sujet.
- Je me prénomme Aöwen. Quelles que soient les circonstances qui vous ont fait commencé vos études à l'Académie il y a seulement quelques mois, j'imagine que ça ne ternit en rien votre implication ou votre talent potent. Mais puis-je en conclure que vous êtes Dessinateur ? Pardonnez ma curiosité, mais je m'interroge : vous avez une allure de voyageur, avez-vous été recommandé à l'Académie, ou bien quelle est la raison vous ayant finalement poussé à changer de cap ?
Une avalanche de questions s'empara de l'esprit d'Aöwen, alors que la serveuse posait un verre de lait sur la table. Elle évita toutefois de demander avec quels moyens l'homme était entré à l'Académie et préféra penser qu'il avait été recommandé car possédant un grand Don ou qu'il avait simplement amassé quelques richesses durant les présupposés voyages que la jeune femme imaginait qu'il avait fait ; aux vues de son aspect vestimentaire plutôt sobre, il ne paraissait pas être un noble.

Elle porta son verre délicatement à ses lèvres.
De toute façon, elle n'était pas plus férue des nobles que des roturiers. L'hypocrisie maniérée n'en était souvent que plus exécrable... C'est le cœur qui départageait l'entièreté de l'opinion que se faisait la Dessinatrice de quelqu'un.

32ans ! Son second instinct était donc le bon. Aöwen sourit, il n'était pas difficile de comprendre pourquoi Ikaro préférait se faire discret à l'Académie. Peut-être ne s'en rendait-il pas compte, mais sa carrure, son air détaché et son âge mûr sans être non plus un fossé infranchissable étaient des atouts qui lui attireraient probablement une immense popularité auprès des étudiantes de l'Académie. La plupart venaient à peine de fleurir, d'autres étaient un peu plus vétérans comme Aöwen, mais au mieux elles avaient dans la jeune vingtaine, et comme beaucoup de clichés de jeunes femmes, elles commençaient à s'intéresser à ce qui leur était inaccessible. D'autant plus que les étudiants masculins de l'Académie apprenant principalement l'Art du Dessin, ils n'étaient pas réputés pour leur constitution très robuste. Cela l'amusait d'imaginer comment Ikaro ne pourrait presque plus faire un pas hors d'une salle de cours sans être immédiatement entouré de filles cherchant à briser sa carapace dorée. Peut-être même que c'était déjà le cas. Elle ne pouvait pas le savoir, car même si tout cela l'amusait, cela ne l'intéressait en aucun cas, et puis elle était trop souvent plongée dans des livres ou dans les Spires. Ses seuls contacts étaient très majoritairement féminins et elle n'avait pas souvenir de les avoir entendu parler d'un phénomène comme Ikaro.

- Ravi de faire ta connaissance Aöwen.

Le sourire de la Dessinatrice s'étendit, elle n'était peut-être pas férue des hommes, mais elle appréciait grandement la politesse et la bienveillance, deux choses qui se dégageaient purement et simplement de cette sobre formule de courtoisie. Elle avait un côté empathe, et elle ressentait que la personne en face d'elle était toute autre que ce que son aspect inamical laissait croire.
C'était parmi ce qu'elle aimait le plus chez les êtres vivants, la complexité qui était de les comprendre ne serait-ce que partiellement. C'était paradoxalement ce qui rendait la plupart des gens méfiants, tandis que Aöwen avait quant à elle plus de mal avec les gens qui ne se cachaient pas de leurs vilénie ou mauvaises intentions. Un peu comme ces passants qui l’apercevaient par la fenêtre et qui successivement la regardaient d'un œil noir pour certains, d'un œil lubrique pour d'autres. Il était certain que la jeune femme n'aurait jamais rien à faire avec ces gens là et ils ne lui inspiraient aucun soupçon d'intérêt ou de curiosité. La perversion et la haine transparaissaient dans la lourdeur de leurs regards sans gêne. Heureusement, il en allait différemment des clients de l'auberge, dont l'harmonieuse scène qui se déroulait quand elle était entrée, et qui avait plus ou moins guidé ses pas ici, témoignait d'une ambiance plus sereine, presque mondaine.
Aöwen était détendue, elle passait même une plutôt bonne soirée.
Une virée éclair dans les Spires lui permit de matérialiser un fin voile de glace venant teinter la fenêtre, la coupant du monde extérieur. Si la serveuse ou l'aubergiste y voyaient un quelconque problème, elle leur expliquerait simplement la situation, et rentrerait plus tôt chez elle s'ils ne se montraient pas coopératifs, mais cela serait étonnant aux vues de l’ambiance du lieu.

- Hélas non, il semble que je sois un sujet plus ou moins réfractaire à cette magie étrange, m'a-t-on dit. J'en comprends les mécanismes en théorie, grâce aux explications des professeurs et mes lectures, mais ça me paraît un peu abstrait encore. Bon, après, ça ne m'empêche pas de vivre. il y a ici tant d'autres choses incroyables à découvrir. En fait, j'ai été parrainé par la Confrérie de Fériane. Il semble qu'ils aient pressenti en moi un certain potentiel et l'Académie leur a paru être un bon point de départ pour initier ma Route. Ne me demande pas ce que cela signifie exactement, ces gens ont tendance à être assez énigmatiques dans leurs propos, mais pour moi, c'est OK. Une nouvelle vie, un nouveau monde à explorer, ça me va.

- Magie étrange...? Vous voulez parler du Dessin ? Quelle étrange terme ! Mais effectivement, les murs de l'Académie regorgent de richesses, et je parle notamment de ses bibliothèques et des connaissances faramineuses de nos professeurs, davantage que de ses ornements distingués. Vous ne risquez pas de vous y ennuyer, quel que soit votre but. Je présume que vous êtes tenté de suivre la voie de vos proches Rêveurs ? Si les anciens de la Confrérie ont décelé du potentiel en vous, c'est qu'il y en a, c'est certain, car ils sont plutôt connus pour être avares en compliments !

Encore une fois, la jeune femme s'était empressée de changer de sujet, voyant que sa remarque gênait son interlocuteur. Elle n'était néanmoins pas bête, faisant partie des meilleurs élèves de l'Académie, brillant notamment par son ingéniosité et sa perspicacité, et pas que par son Don. Elle sentait bien qu'il y avait anguille sous roche et que cet énergumène semblait bien trop différent dans ses expressions verbales, sa façon d'observer l'environnement autour de lui d'un œil curieux, son enthousiasme dissimulé comme si le seul fait d'étudier ici s'apparentait à vivre une grande aventure dans ce "nouveau monde", comme il le nommait. Mais elle n'était pas du genre forceuse, et ses mots pouvaient très bien simplement signifier sa joie de tourner la page d'un passé peut-être plus sombre que ce que Aöwen imaginait. Elle ne connaissait en définitive pas le bonhomme, ni son passé, à peine son présent, et pas encore ses espoirs d'avenir. Difficile alors de le juger ou de former une quelconque certitude sur quelques mots...

- En tout cas, vous semblez plein d'entrain, dit-elle le regard brillant. J'ai également eu des rêves d'aventure il y a longtemps, toutefois, cela ne sert qu'un objectif plus lointain encore, et pour lequel il est primordial que je fasse mes classes ici et que j’acquière beaucoup plus de connaissances avant toute chose. Voyez-vous, je suis captivée par les histoires et mystères entourant l'Imagination, ses origines, ses légendes humaines et son potentiel latent.

Akiro et Ewilan Gil'Sayan, Merwyn Ril'Avalon, Ahmour, la Dame, le Dragon et l'Oeil d'Otolep, tant de noms qui étaient omniprésents dans les contes que Aöwen chérissait étant enfant, mais également dans ses recherches actuelles. Elle avait soif de Vérité.